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Littérature (suisse?) – la grande négligée

Je me suis souvenue de l'époque (2003, si mes archives sont exactes) où François écrivait pratiquement seul sur Cuk et il avait crié au secours. Il avait besoin de rédacteurs. J'avais timidement offert mon aide, timidement parce que, si je peux tester les softs que j'emploie, je n'en emploie pas beaucoup si l'on compare à certains d'entre vous, et que donc mon champ était limité, sauf si je parlais aussi d'autre chose. C'était ce que François voulait. C'est là que plusieurs d'entre nous se sont mis à traiter des sujets qui n'avaient pas toujours de rapport direct avec le Mac, mais souvent un rapport direct avec notre vie, un échange  d'expériences et de réflexions, en quelque sorte. Je trouve que, avec sans doute des hauts et des bas quand on regarde ça de loin, on continue à faire cela – et bien entendu on ne peut pas plaire à tout le monde, ni être toujours au top du top.

Il se trouve que pour aujourd'hui, j'avais prévu de partager avec vous une réflexion que j'ai eu l'occasion de faire à haute voix sous diverses formes ces derniers temps, et qui a causé débat. Qu'en pensent les cukiens, me suis-je demandé.

Je suis moi-même à la fois journaliste et écrivain, mais je précise que je n'ai jamais été journaliste culturelle: j'ai «fait» de la politique nationale et internationale, de l'économie, rarement des événements qu'on peut qualifier de culturels (genre concert Paul McCartney en tant que phénomène, par ex.)

Ce qui va suivre a paru, un peu plus court par manque de place, dans la revue Culture en jeu de ce trimestre, et m'a valu quelques prises de bec qui m'ont étonnée, d'où la décision de partager la réflexion ici.

Pardon pour ce préambule, provoqué par la remarque que «Cuk tourne à vide».

La littérature – la grande négligée

Dans le contexte suisse, deux phénomènes purement matériels et concomitants ont contribué à réduire la présence de la littérature dans les journaux à la portion congrue: la disparition de titres autrefois prestigieux, et la disparition des critiques eux-mêmes. Non pas qu’il y ait moins de critiques disponibles, bien au contraire, mais à mesure que les critiques attitrés et connus arrivent à l’âge où l’on se retire, ils ne sont pas remplacés.

Et ce constat nous amène à un autre phénomène, que je qualifierai de socioculturel autant que de matériel: la presse, et les médias en général, ont changé de rôle. A partir (en gros) du début du 20e siècle, on assiste à un renversement du rapport de force et de coopération entre le journal en tant que produit du travail d’une rédaction et la publicité. De béquille économique de la partie rédactionnelle, la publicité se transforme en raison d’être, et le journal et sa rédaction deviennent les supports de la publicité. Dans un tel contexte, la littérature (la culture) a peu de place. Le critique littéraire a beau être excellent, si par hasard il y en a un, il n'a plus d'espace dédié.

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De tout un peu, mais peu de littérature (Photo Picaday)

Pourtant, la forme littéraire est la matrice de tous les genres journalistiques; littérature et presse ont commencé par être étroitement liées. Pierre Larousse, dans son Grand dictionnaire universel (1841), donne comme définition du journaliste «écrivain qui travaille à la rédaction d’un journal». Emile Zola recommande aux jeunes écrivains de s’exercer en écrivant dans la presse. Et, jeunes ou moins jeunes, au XIXe siècle les écrivains, de Dumas à Zola lui-même, ne s'en privent pas.

Pascal Durand, professeur de sociologie des institutions culturelles à l’université de Liège, explique (Presse ou Médias, in Contextes No 11/2112) le glissement graduel qui s’est produit dès le début du 20e siècle en termes si pertinents, que plutôt que le paraphraser, je lui laisse la parole:

“La presse, autrefois directrice de l’opinion, a dû, comme les gouvernements, s’effacer devant le pouvoir des foules. Sa puissance certes est considérable, mais seulement parce qu’elle représente exclusivement le reflet des opinions populaires et de leurs incessantes variations. Devenue simple agence d’information, elle renonce à imposer aucune idée, aucune doctrine. Elle suit tous les changements de la pensée publique, et les nécessités de la concurrence l’y obligent sous peine de perdre ses lecteurs. Les vieux organes solennels et influents d’autrefois, dont la précédente génération écoutait pieusement les oracles, ont disparu ou sont devenus feuilles d’informations encadrées de chroniques amusantes, de cancans mondains et de réclames financières. Quel serait aujourd’hui le journal assez riche pour permettre à ses rédacteurs des opinions personnelles, et quelle autorité ces opinions obtiendraient-elles près de lecteurs demandant seulement à être renseignés ou amusés, et qui, derrière chaque recommandation, entrevoient toujours le spéculateur ? La critique n’a même plus le pouvoir de lancer un livre ou une pièce de théâtre. Elle peut nuire, mais non servir. Les journaux ont tellement conscience de l’inutilité de toute opinion personnelle, qu’ils ont généralement supprimé les critiques littéraires, se bornant à donner le titre du livre avec deux ou trois lignes de réclame.”

Et nous voici revenus à la littérature.

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Shakespeare and Co. Une librairie anglaise à Paris légendaire dans le monde entier, dehors... (photo Simple Dolphin)

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…et dedans. Chaque fois que j'ai cherché un livre introuvable, il était là, la sélection étant faite pour l'intérêt des choses avant de considérer le «turnover» (photo Toshio Kishijama)

La littérature, la critique, la société, le marché

C’est la littérature qui, la première, a fait les frais de la critique dans les médias. Non qu’on critique beaucoup théâtre et cinéma, mais enfin, comme un film ou une pièce ont une tête d’affiche peuplée de «vedettes» auxquelles les lecteurs friands de potins s’intéressent, le théâtre, et surtout le cinéma, sont mieux représentés dans les médias (presse, radio, TV, internet) que la littérature, qui survit péniblement dans la presse et a presque disparu des télévisions et des radios.

C’est comme si la littérature, cette millénaire forme d’expression, allait tellement de soi qu’il n’est au fond pas besoin de s’en occuper. On connaît l’avis selon lequel il ne sert à rien de faire de la publicité pour les livres, le bouche-à-oreille suffit.

C’est en partie vrai, mais c’est tout aussi vrai que les éditeurs suisses n’ont pas les moyens de faire de la publicité proprement dite, qui aurait aussi son utilité. Et cela illustre un autre problème: comparée au cinéma ou à la musique, l’aide qu’octroie l’Etat à la littérature est bien inférieure – comme si la littérature s’imposait de toute façon par son excellence.

Malheureusement, pour ses producteurs et ses vendeurs, la littérature suisse est une marchandise comme une autre, soumise aux lois du marché mondial, et confrontée à bien plus de difficultés que d’autres marchandises.

Un petit éditeur a de la peine à résister à ces lourdes machines qui engagent des auteurs, les mettent sous contrat pour produire de la littérature à la chaîne, et qui veulent une garantie absolue de profit – impossible à donner en création artistique. Pour un Van Gogh devenu mondialement célèbre (après sa mort), combien de peintres passionnés par la lumière de Provence ne sont jamais arrivés bien loin? En matière de création artistique, quel que soit le domaine, on ne peut pas prévoir le succès avec certitude. Les petits éditeurs le savent: ils ont des «locomotives» qui leur permettent de publier des auteurs moins connus qu'ils vendront peu, avec de temps à autre une surprise de type Harry Potter. Tous en rêvent, mais les petits éditeurs réalistes savent que c'est rare. Or les grandes boîtes tenues désormais par des fonds d'investissement minimisent les risques en créant une littérature écrite sur commande, formatée – le roman de chevalerie, le roman rose, le roman du Far West, etc. Plus de place pour les surprises. Et le marketing est le même que pour les cigarettes ou les boissons gazeuses.

On pourrait répéter la démonstration pour les libraires – qui, face à la vente de livres par internet sont désormais tous petits.

Buenos Aires

Une très grande librairie, avec un stock immense: une chance de résister à la concurrence d'Amazone & Co.: El Ateneo à Buenos Aires (Photo Josephina)

 

Résultat: à mesure que la tendance s'amplifie, les droits d’auteur baissent, alors que le revenu généré par l’écriture a augmenté. Une récente statistique anglaise illustre une tendance que l’on retrouve dans tous les pays: le revenu des auteurs a, en dix ans, baissé de 30 %, et 11 % seulement des auteurs arrivent à vivre de leurs œuvres (contre 40% en 2005). Pendant ce temps, les revenus des œuvres créées à partir de l’écrit (adaptations de toutes sortes, films, pièces de théâtre) ont rapporté £71 milliards par an à l’économie anglaise. Tout le monde gagne beaucoup d'argent sur le dos de la littérature, sauf (à quelques exceptions près) les écrivains.

La Suisse est un petit pays, dans ce contexte: elle a reconnu il y a trois quarts de siècle que si elle ne donnait pas un coup de pouce à la culture, la culture créée et pratiquée en Suisse sombrerait dans l'océan mondial. L'Aide au cinéma a vu le jour, les subsides aux opéras, aux théâtres. On a toujours négligé la littérature. Le livre reste important (quoi qu'on prédise sur son avenir, les lecteurs avides sont innombrables). On a très peu considéré que lui aussi, avait besoin d'une aide parallèle à celle octroyée au cinéma, non seulement par quelques bourses (il y en a), mais aussi, comme pour le cinéma, en aidant les producteurs de livres, c'est-à-dire les éditeurs, qui se retrouvent le plus souvent sans moyens de financer un lectorat digne de ce nom, un secrétariat, de faire de la publicité ou de la promotion de leurs auteurs à l'étranger. Les livres se vendent assez bien, ils sont lus, mais le marché est étroit, et sans aide, les éditeurs végètent tout juste, tout comme végéteraient les producteurs de cinéma sans l'aide de la Confédération.

L'attitude de la critique littéraire reflète cette situation, cette négligence – on «oublie», non pas les livres, mais les difficultés de leurs auteurs et de leurs éditeurs, comme si la littérature était le fruit d’une génération spontanée, comme si elle vivait à tel point d’eau fraîche que ce n’est même plus la peine d’en parler.

Snapscot

(Photo Snapscot)

24 commentaires
1)
DonPedro
, le 13.10.2014 à 01:22

C’est bien dommage, ce que vous dites. Un vieux Français vous le dit : Nicolas Bouvier et son « Usage du monde » ont été bien plus importants dans ma vie que Le Corbusier ou JL Godard…

2)
Modane
, le 13.10.2014 à 07:20

à mesure que la tendance s’amplifie, les droits d’auteur baissent, alors que le revenu généré par l’écriture a augmenté

Ainsi, il se passerait en littérature ce qu’on disait qu’il se passait en musique : « La meilleure façon de gagner sa vie avec la musique est de ne surtout pas être un musicien »?

Jeune littérateur, j’ai voulu essayer de me lier avec « des gens de l’édition ». J’ai rapidement compris que nous n’étions pas du même monde. Enfin… On me l’a bien fait comprendre. Et finalement, j’en suis assez fier. Même si pas édité. Même pas mal…
J’en profite pour remercier encore Cuk, François, et les Cukiens pour m’avoir permis de m’exprimer ici.

3)
Franz Kappa
, le 13.10.2014 à 09:21

Texte très intéressant, provenant d’une personne connaissant intimement ces milieux.
Personnellement, en dépit des réserves justifiées sur ce qu’est devenue la presse, je crains aussi la transformation de celle-ci. Voir menacés Libération, Le Temps et même Le Monde, ce n’est sans doute pas non plus une bonne nouvelle pour les auteurs.
Combien d’auteurs a-t-on pu découvrir grâce au «Samedi culturel»…
Mais il y a une résistance tenace et qui se manifeste par des initiatives locales, mais révélatrice de l’attachement au livre (Le Livre sur les Quais, la Maison de l’Écriture à Montricher, des librairies inventives et irremplaçables à Morges, à Lausanne, à Oron et sans doute à bien d’autres endroits).
La condition d’auteur romand ne doit pas être facile, l’évolution générale ne va pas dans une direction très rassurante, mais le courage d’auteurs — comme vous — et d’éditeurs entretient l’espoir.

4)
Alain Le Gallou
, le 13.10.2014 à 09:23

J’ai lu en entier ton article et je vois dans ton texte qu’une description du constat de la situation et pas où il y a matière à « prises de bec ». Si ce n’est pas indiscret, sur quoi ont porté les attaques donnant lieu à prises de bec.

Bonne journée à tous
Ici : Après un samedi sous le soleil. C’est enfin la pluie très attendue, car il n’avait pas plu de tout septembre chez moi. 35mn hier dimanche. Menaçant ce matin.

5)
Roger Baudet
, le 13.10.2014 à 10:04

La littérature, c’est la vente d’idées. Toutes les professions à idées, artistiques ou scientifiques, se heurtent actuellement à cette notion malheureusement populaire: une idée, c’est gratuit et facilement accessible. Il faut dire que l’on vit une drôle d’époque où le paraître devient plus important que le message. Je suis abasourdi par le fait que, dans certains cas, la tenue que l’on va mettre risque d’être plus importante en terme de communication que le message que l’on va tenter de faire passer. Le problème des droits d’auteur touche tous les créateurs. Je rappelle que certains bien pensants voudraient les voir supprimés.

6)
Anne Cuneo
, le 13.10.2014 à 10:45

Mais il y a une résistance tenace et qui se manifeste par des initiatives locales, mais révélatrice de l’attachement au livre

Si ce n’est pas indiscret, sur quoi ont porté les attaques donnant lieu à prises de bec.

ma réponse touche les 2 questions.
les iniatives locales aident bien sûr, l’aide privée existe. c’est l’aide publique qui est totalement inadéquate et tient compte de principes dépassés, notamment que pour écrire un livre, il faut de l’inspiration, un crayon et une feuille de papier. il est vrai qu’il faut tout ça, mais avec seulement ça, on n’arrive à rien. un roman n’est pas seulement le fruit de l’imagination, il est aussi tributaire de recherches, qui coûtent parfois trés cher.
je me suis amusée à tenir une comptabilité exacte pour un seul de mes livres, le maître de garamond: entre voyages pour voir les lieux où garamond et son maître augereau avaient vécu (paris, le marais poitevin, fontenay le comte, poitiers), les imprimeurs au plomb pour comprendre le processus, les livres, etc. je suis arrivée à plus de 30’000 francs suisses, et je ne compte pas l’amortissement de mon équipement informatique, le loyer de mon bureau (quoi? un écrivain qui a besoin d’un bureau? – ben oui), et last but not least, je ne compte pas de salaire – si je n’avais pas, le reste du temps, été journaliste, de quoi aurais-je vécu? en fait, le maître de garamond n’aurait pas été écrit, c’est simple.
la terre aurait tourné tout de même, vous me direz.
bref, l’un dans l’autre, ce livre a coûté dans les 120’000 fr.s. en comptant que j’ai écrit pendant deux ans à mi-temps, donc un salaire d’environ 35’000 fr. par an, 2000 par mois, modeste en fait.
La prise de bec vient de ce qu’un producteur de cinéma me trouvait culottée (sic) de comparer la production d’un simple livre à celle d’un film pour lequel il faut des millions de matériel et de technique, alors qu’un producteur de livres (un éditeur) n’a pas besoin de grand-chose.
Je vous fais grâce du détail, mais le maître de garamond a coûté à l’éditeur quelque 50’000 francs. C’est moins, certes. Mais si vous avez besoin d’un million et qu’on vous le subsidie, et qu’il vous faut 50’000 francs qu’on ne vous subsidie pas, l’absence de subside est très signiicative. et pour l’édition, on ne prend pas en compte les moyens qu’il faut, une fois les livres imprimés, pour les faire connaître, ainsi que leurs auteurs.
il est très difficile de faire comprendre aux fonctionnaires de la culture qu’un producteur di livres est confronté aux mêmes difficultés qu’un producteur de films – et même des producteurs de films trouvent que j’ai du culot de les comparer à des éditeurs.

ps. pardon pour les minuscules, c’est pour aller plus vite sur l’ipad.

7)
Anne Cuneo
, le 13.10.2014 à 10:55

Toutes les professions à idées, artistiques ou scientifiques, se heurtent actuellement à cette notion malheureusement populaire: une idée, c’est gratuit et facilement accessibleE

voilà un résumé foudroyant de tout le problème. c’est le fond même de la pensée non seulement des consommateurs, mais aussi des autorités. seuls ceux qui ont les idées et ceux qui essaient de les répandre se rendent vraiment compte de la réalité des choses.

8)
Franz Kappa
, le 13.10.2014 à 11:27

Mme Cuneo,
J’ai le plus grand respect pour votre travail, et surtout pour l’exigence que vous y mettez. En ignorant le fond de la querelle — que vous avez révélé peu après —, je ne voulais pas remettre en cause le bien-fondé d’aides publiques.
On peut parfois être mal à l’aide en assistant à des séances de cinéma. J’ai eu la chance, la semaine passée, de voir à la Cinémathèque suisse le dernier film de Wim Wenders — présent à la projection —, un documentaire sur Sebastião Salgado. Le film et l’œuvre du photographe ne sont pas en cause, mais il est probable que des sommes publiques aient été engagées pour ce film. Un film réalisé par un grand — et richissime — cinéaste, sur un grand — et richissime — artiste… Mais un film, en même temps, que je préférerai mille fois à d’autres, loin du cinéma d’auteur, qui bénéficient aussi de cette manne publique.
Et ce qui n’est pas très rassurant, c’est que pour connaître le succès — en termes de ventes, de traductions étrangères, voire de droits d’adaptation cinématographique —, il est préférable pour un auteur romand de situer son roman dans une Nouvelle-Angleterre hoppérienne et de mettre en scène une ingénue sous-nabokovienne, plutôt que de mettre les mains, sinon dans le cambouis, dans l’encre d’imprimeurs artisans.

9)
Anne Cuneo
, le 13.10.2014 à 13:10

pour connaître le succès — en termes de ventes, de traductions étrangères, voire de droits d’adaptation cinématographique —, il est préférable pour un auteur romand de situer son roman dans une Nouvelle-Angleterre hoppérienne et de mettre en scène une ingénue sous-nabokovienne, plutôt que de mettre les mains, sinon dans le cambouis, dans l’encre d’imprimeurs artisans.

J’adore ce pseudo. Ou est-ce vraiment votre nom?

Ce n’est pas tellement ça, bien que ça joue un tout petit peu. Ce qui manque, c’est les moyens donné aux éditeurs d’avoir des agents qui s’occupent de vendre les traductions, qui les aident à établir des contacts, qui établissent un vrai lectorat. C’est un soutien sur un marché complètement biaisé.

Je donnais l’exemple du Maître de Garamond parce que c’est la seule fois où j’ai tenu une comptabilité précise, mais cela dit, c’est un des deux ou trois de mes livres qui a couvert ses frais: il s’est vendu à quelque 60’000 exemplaires, et il se vend toujours. L’amour de la typographie est un sujet aussi porteur que les ingénues sub-nabokoviennes ;–)).

10)
Franz Kappa
, le 13.10.2014 à 13:41

Ou est-ce vraiment votre nom?

Non, non. Admiration modérée pour le guitariste chevelu, immodérée pour le Pragois.
Beau succès que «Le maître de Garamond» !

11)
Argos
, le 13.10.2014 à 16:07

Les intéressantes interventions d’Anne suscitent souvent chez moi un abime – non, pardon, une montagne – de réflexions. Et il lui faut juste quelques lignes pour aborder, certes par la bande, quelques aspects essentiels de la production culturelle d’aujourd’hui. Non, je ne vais pas vous ennuyer à gravir cette montagne mais je désire juste je vous conduire dans un petit vallon où je me demande si le poids du rouleau compresseur de la culture américaine (littérature, cinéma, séries télé, etc.) ne provient pas de cette capacité à fabriquer et à vendre le talent. Dans son édition de cette semaine, le Nouvel Observateur publie un grand article sur les agents littéraires, omniprésents aux USA, absents en Europe continentale. Ici on prône encore la solitude de l’artiste, qui ne doit qu’à son génie solitaire d’être finalement révélé, avec si possible l’aide d’un Etat qui joue souvent à la loterie artistique. Là-bas, ce sont des structures qui certes ont pour but de vendre, mais savent soutenir et aider les talents dans ce but.

Je sais, soutenir le culture américaine aujourd’hui est mal vu, mais je terminerai juste par une petite pirouette : Apple, qu’on aime ici n’est-il pas d’abord le parfait produit de la culture américaine qu’on peut consommer et utiliser sans remords ?

12)
Anne Cuneo
, le 13.10.2014 à 17:18

Ici on prône encore la solitude de l’artiste, qui ne doit qu’à son génie solitaire d’être finalement révélé, avec si possible l’aide d’un Etat qui joue souvent à la loterie artistique. Là-bas, ce sont des structures qui certes ont pour but de vendre, mais savent soutenir et aider les talents dans ce but.

Cher Argos, c’est exactement là que sont et le problème, et ma «revendication», considérée si absurde par certains: les Américains disposent d’un marché si vaste, ils écrasent tout comme tu dis, c’est pour cette raison que pour faire survivre les littératures nationales (dont tant de livres finissent par nous enchanter lorsqu’ils arrivent, péniblement, à être traduits), il faut un correctif de l’Etat: il faut aider à créer des agents, une publicité sur mesure pour le livre, un soutien à tous les écrivains. La Suisse n’a rien de tout ça. Je me répète: on a compris la nécessité du correctif pour le cinéma, et partiellement pour la musique – pas pour la littérature. Les bourses distribuées aux écrivains depuis deux ans par Pro Helvetia le sont sur concours – loterie artistique, comme tu dis. Quant aux éditeurs, l’aide se limite à des subsides de traduction, par souci de cohésion nationale dit-on, mais tous leurs autres besoins sont pratiquement ignorés.
Si on aidait à faire vivre les littératures nationales, elles finiraient par prospérer et par avoir moins besoin d’aide.

13)
Argos
, le 13.10.2014 à 17:37

Oui, Anne, nous sommes d’accord sur l’essentiel. En revanche, par expérience, j’ai tendance à me méfier des structures purement étatiques, certes qualifiées pour apporter des aides à l’agriculture, mais beaucoup moins à la culture. En Suisse, le principal problème consiste dans l’alliance entre fonctionnaires chargés de répartir les montants – je n’ose écrire la manne – et les « experts » choisis pour décider qui sera digne de les recevoir. Dans aucun cas, la responsabilité des uns et des autres n’est engagée. Un « expert » pourra se planter dix fois, un fonctionnaire ne rien connaitre à la production culturelle, ils ne courent aucun risque de se faire virer et peuvent rester en place longtemps.

Le remède serait la création de structures para-étatiques, avec nécessité de résultats, non pas individuels, mais globaux.Il s’agit en effet aussi bien de considérer l’éventuel best-seller que l’ouvrage ultra-pointu, qui ne répondent pas aux mêmes critères. Mais cela nécessiterait une avancée dans la réflexion qu’aucun responsable politique ne possède actuellement. Et en général, la question les laissent parfaitement indifférents.

14)
Dom' Python
, le 13.10.2014 à 17:49

Changerai-je mon fusil d’épaule, me suis-je demandé. Parlerai-je technologie?

Eh ben… si toi, Anne, tu n’écris plus sur cuk autre chose que sur la technologie, on est mal… ;-)

Non que tes articles « techniques » soient inintéressants, loin de là. Et certains m’ont été très utiles.

Mais sache que c’est grâce à cuk (et toi en particulier) que je me suis remis à lire. Alors s’te plaît, continuuue! Car même si je ne commente pas toujours, je te lis chaque fois avec beaucoup de plaisir!

Et le billet de ce jour est particulièrement instructif pour le lecteur débutant que je suis. Tiens, demain, je vais m’acheter un livre!

15)
Anne Cuneo
, le 13.10.2014 à 18:28

Le remède serait la création de structures para-étatiques, avec nécessité de résultats, non pas individuels, mais globaux.Il s’agit en effet aussi bien de considérer l’éventuel best-seller que l’ouvrage ultra-pointu, qui ne répondent pas aux mêmes critères. Mais cela nécessiterait une avancée dans la réflexion qu’aucun responsable politique ne possède actuellement. Et en général, la question les laissent parfaitement indifférents.

Exactement. Ils font ça en Finlande depuis des décennies, ça marche! En Suisse, rien de tel.

16)
Argos
, le 13.10.2014 à 18:29

Tiens, un exemple que je vis. Dans la république caucasienne où je réside, il existe une librairie anglophone sur la principale avenue de la capitale, bien fournie, du neuf surtout mais aussi de l’occasion ; en revanche le seul accès à des livres francophones se fait à travers la médiathèque française qui ne vend pas de livres. Entre parenthèses, plusieurs ouvrages d’Anne apparaissent sur les rayons. Jusqu’en 2003, un couple de passionnés retraités avaient organisé dans les combles de la Bibliothèque nationale une petite librairie. Ne recevant aucun soutien des institutions francophones, ils avaient fini par abandonner.

Il faut avouer que l’organisation de la francophonie, à qui incomberait la tache de promouvoir la littérature du même nom, est l’une des institutions les plus calamiteuses de la planète qui se perd dans des discours pseudo-politiques hors de propos. Je me souviens d’une visite dans leurs locaux à Paris à la fin du siècle passé pour tenter d’orienter ces braves fonctionnaires vers le développement de l’usage de programmes en français pour ordinateurs, afin de contrer l’influence de la langue anglaise dans ce domaine essentiel. Les regards d’incompréhension m’ont fait comprendre que la notion même de programmation informatique était pour eux un mot étranger.

Allez, rideau.

17)
ToTheEnd
, le 13.10.2014 à 19:32

Un petit fact check avant d’apporter mon commentaire… mes interventions vis-à-vis des articles d’anne en 2014:

15.9.14: 0
18.8.14: 0
14.7.14: 2
16.6.14: 0
13.5.14: 12
8.4.14: 7
18.3.14: 0
18.2.14: 0
21.1.14: 0

Je ne vais pas revenir sur les médias en général car pour la plupart, la sanction (financière) du publique est sans appel. Un secteur qui n’arrive pas à se remettre en question ou à se réinventer disparait, c’est aussi simple que ça.

Par contre, sur les fonds ou les aides à la culture et en particulier la littérature, je trouve que cet art bénéficie d’une place importante à l’école déjà. La littérature fait partie intégrante des programmes scolaires et dès le plus jeune âge ce qui incite des gens à y participer par l’achat ou la création. Le théâtre, cinéma et autres n’ont pas cette chance… si demain il y avait un fond pour la littérature, j’aurais l’impression qu’on privilégie cet art vraiment plus qu’un autre. Et dans une société dominée par l’image, est-ce que le cinéma ne pourrait pas demander à intégrer les écoles dès le plus jeune âge?

Je ne suis fondamentalement pas opposé à une aide puisqu’on parle de sommes relativement modestes (CHF 7 millions/an pour le cinéma si je ne me goure pas). Ceci dit, je me demande comment tout ça serait géré car il faudrait sûrement une commission qui serait elle-même pas mal influencée par certains auteurs ou éditeurs au détriment d’autres auteurs ou éditeurs. Et quelle serait l’efficacité de cette aide? Si on arrivait vraiment à dénicher des auteurs extraordinaires, à les aider et éventuellement “exporter” la littérature suisse, pourquoi pas mais à l’image de ce qui se passe dans le cinéma, je n’ai pas l’impression que le cinéma “sponsorisé” suisse se soit imposé à l’étranger… ou est-ce que je me trompe?

T

18)
Argos
, le 13.10.2014 à 20:56

L’aide au cinéma proprement dit est en Suisse non pas de 7 mais de 26 millions. Et comme je l’ai écrit plus haut, ce mode d’intervention devrait être profondément réformé. Malheureusement, on assiste souvent de la part des premiers concernés créateurs à un manque d’imagination et un immobilisme peu compatible avec la création.

19)
Marcolivier
, le 13.10.2014 à 22:06

Cet article m’a immédiatement fait penser aux réflexions que Slobodan Despot, directeur des Éditions Xenia, a écrit dans le Matin Dimanche d’il y a quelques jours sur le thème « A quoi sert un éditeur? ».

Pour le résumer en une seule phrase de l’auteur, « La mission de l’éditeur est de garantir une circulation libre et articulée des idées – et si possible d’en vivre –, et non de participer au triage ».

Si je suis un peu mal à l’aise quant au principe de la subvention artistique, notamment pour les raisons évoquées par Argos au commentaire n° 13, sa suggestion me semble une piste à explorer pour son insistance sur la responsabilité. Anne, pourrais-tu nous en dire plus du modèle finlandais? Par ailleurs, cet exemple finlandais me fait penser au dynamisme littéraire qu’a connu (que connaît encore?) la Hongrie, ainsi qu’on peut le découvrir dans les livres de Sándor Márai par exemple, ou d’autres, dynamise lié à l’exotisme d’une langue rare et totalement étrangère à toutes les langues européennes, comme le finlandais d’ailleurs.

Mais une question me traverse l’esprit. Passionné de rugby et ayant joué dans l’équipe suisse dans ma prime jeunesse, j’ai été frappé par le changement qui s’est opéré dans le rugby international lorsque ce sport s’est professionnalisé à la fin des années 90. Certes, le jeu est devenu plus pointu, mais ce qu’il a gagné en technique, ne l’a-t-il pas perdu en âme et en noblesse? N’en est-il pas de même pour de très nombreux artistes qui arrivent à TRÈS bien vivre de la commercialisation de leur art (à titre d’exemple, le dernier album de U2, franchement médiocre par rapport à leurs productions historiques)?

Je ne veux cependant pas faire l’apologie de l’artiste maudit qui doit vivre d’expédients. Néanmoins, il est vrai que le succès magistral, tout comme la subvention, risque de maintenir l’artiste dans une posture à succès (auprès d’un public ou auprès d’entités souteneuses. A ce titre, on pourra relire La littérature en péril de Tedvan Todorv, dénonçant le formatage que s’imposent certains écrivains dans le but de plaire aux jurys et critiques littéraires.

20)
ToTheEnd
, le 13.10.2014 à 22:06

Au temps pour moi. Mais est-ce que ces aides sont efficaces? Je ne parle uniquement sur le plan financier mais est-ce que concrètement ces aides ont permis au cinéma suisse de grandir, s’exporter ou de carrément révéler un/des talent/s?

A te lire, le départ de Nicolas Bideau n’a pas franchement amélioré les choses…

T

21)
Anne Cuneo
, le 13.10.2014 à 22:35

@ Marcolivier Un peu tard ce soir, je ferai un jour une humeur sur l’évolution des maisons d’édition depuis la fin de la 2e guerre mondiale, en Europe et surtout dans le monde anglosaxon, qui publie la langue dominante. Qu’on parle rugby ou littérature, je dirai que l’invasion de la pure spéculation financière dans le sport comme dans la littérature les a détournés de ce qu’ils avaient été jusque-là.
Et après ce teaser, bonne nuit. Mais je le ferai un jour, promis.

22)
Modane
, le 13.10.2014 à 23:12

Si on arrivait vraiment à dénicher des auteurs extraordinaires

Premier rebond… Mais c’est tellement subjectif! La littérature est incroyablement fragmentée. Que dire des auteurs de genre? Le roman noir est-il considéré comme de la littérature? La science fiction? Asimov est-il un auteur facile ou un vulgarisateur visionnaire? Les chapelles littéraires sont plus nombreuses encore que les musicales.

Deuxième rebond… Les aides sont elles destinées à une expansion du marché, ou à la simple existence de l’oeuvre? J’avoue, en tant que créateur, que j’aime bien l’idée de l’aide comme un mécénat. Pas par utilité personnelle, mais parce qu’il y a des choses qui doivent être, même peu accessibles, ou peu appréciées… Ce sont des chances de regards différents.

23)
Argos
, le 13.10.2014 à 23:33

Est-ce que ces aides sont efficaces pour le cinéma, ToTheEnd ? C’est bien la bonne question. Première réponse : le « miracle » du « Nouveau cinéma suisse », celui des Soutter, Goretta, Tanner s’est produit à une époque où les aides pour les longs-métrages n’existaient pas encore, ils ont juste reçu un soutien de la Télévision suisse romande. Deuxième réponse : sans ces aides, il n’y aurait aujourd’hui plus de cinéma suisse. Cela ne présuppose en rien une quelconque qualité ou absence de qualité, c’est juste une nécessité. A partir de là, recomposer aujourd’hui le système semble nécessaire. Mais personne n’a le courage de s’y lancer. Il m’est arrivé de comparer le cinéma suisse à un nageur fatigué dont on maintient juste la tête hors de l’eau. Suffisamment pour survivre, pas assez pour gagner la course.

Pardon pour ces digressions plus cinématographiques que littéraires, mais peut-être que les deux situations, dans l’avenir, ne seront pas si éloignées l’une de l’autre.

24)
ToTheEnd
, le 14.10.2014 à 11:28

Effectivement, pour l’heure, ça ne me semble pas très probant.

A l’image des (faibles) investissements qui sont faits dans le sport ou d’autres domaines qui ne sont pas « prioritaires » en Suisse, il y a certainement moyen de faire mieux. C’est donc tout le problème qu’on parle de littérature, cinéma ou sport, qui va gérer cette manne, pour qui et avec quels objectifs? Avec 8 millions d’habitants, je ne doute pas qu’il y a quelques talents et qu’une aide financière permettrait certainement à quelques-uns de sortir du lot… encore faut-il mettre en place un système et une structure qui puisse parvenir à ce résultat et non à faire vivoter toujours les mêmes (si j’ai bien compris les sous-entendus pour le cinéma).

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