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Une librairie pour les enfants de 7 à 107 ans

Froschaugasse, Zurich.

L’adresse est mythique, dans cette rue où la communauté juive a vécu au XIIIe et au XIVe siècle, où les Froschau ont imprimé une Bible renommée au XVIe siècle. Au XXe siècle, l’adresse a été rendue célèbre par un personnage légendaire.

Froschaug. carré

Un des coins les plus anciens de Zurich. La maison n'a pas beaucoup changé depuis qu'elle a été construite au début du XVIe siècle.

Au 7 de Froschaugasse, Theo Pinkus avait installé son Büchersuchdienst doublé de son Antiquariat et de sa Studienbibliothek (Recherche de livre rares, Livres  d’occasion et Bibliothèque d’étude – sous-entendu “étude de l’histoire du mouvement ouvrier”). Ce libraire juif et communiste avait appris le métier à Berlin, dont il avait dû fuir en toute hâte en février 1933 après avoir été inquiété, puis menacé de mort, par les nazis.

A Zurich il ne risquait pas la mort physique, mais il était sur toutes les listes noires: Froschaugasse 7 lui a appartenu parce qu’il avait dû l’acheter pendant la vague d’hostilité anticommuniste des années 1950, alors qu’on refusait de lui louer un local pour son magasin. On a fait tout ce qu'on a pu pour le boycotter. En vain.

Pendant tout le nazisme, puis durant les années maigres de l’après-guerre, il s’est employé à chercher et à trouver des livres devenus rares et introuvables parce que la plupart des exemplaires avaient été détruits, tant par les hitlériens que, plus tard, par les bombardements: Karl Marx ou Frederic Engels, mais aussi Thomas Mann, Hannah Arendt ou Herbert Marcuse. Il a aussi, ensuite, rendu accessibles à l’Europe de l’Ouest des écrits d’oppositionnels soviétiques, dits samizdats. Il avait une clientèle fidèle et enthousiaste, mais dans les milieux politiques il était suspect des deux côtés du rideau de fer, car c’était en fait un homme libre et sans préjugés.

Lorsqu’il est mort en 1991, il était depuis longtemps légendaire.

pinkus fiches

Theo Pinkus dans sa librairie (pour l'anecdote: il tient à la main quelques-unes des fiches établies sur lui par la police politique suisse – il y en avait des dizaines de kilos… Et il y en avait autant à la STASI allemande ou au KGB russe)

Son magasin de livres d’occasion a fait faillite en 1998, mais, avant de mourir, Théo avait cédé le bâtiment à la Fondation Studienbibliothek, qu’il avait mise en place pour qu’elle prenne soin de ses archives, de sa bibliothèque – et de la maison.

Je n'en dis pas plus sur Theo Pinkus. J'ai déjà parlé de lui sur Cuk, et pour plus de détails à son sujet, je vous renvoie à cette contribution-là.

Aujourd’hui, les archives de la Studienbibliothek sont incorporées dans la Bibliothèque centrale de Zurich, la fondation à qui elle appartient toujours a rénové et loué la maison par appartements. Dans le quartier, l’inquiétude était grande: que deviendrait l’enseigne Pinkus? Une boutique de fripes ou de chaussures comme il y en a tant?

Eh bien non: la librairie est restée une librairie, aussi originale dans son genre que celle qui l’a précédée: le Comics Shop de Zurich.

Comics Shop int

Un étage en allemand (celui-ci)...

 

Elle a au moins un trait commun avec celle d’avant: elle est bourrée de livres du plancher au plafond, pas un centimètre carré n’est perdu. Mais cela s’arrête là: les couleurs “sérieuses” (les bordeaux et les bruns, les gris), les noms illustres ou obscurs de la politique, de la psychiatrie, des lettres (Marx, Engels, Marcuse, Mehrings, Wittfogel, Reinhard, etc.) ont fait place aux tourniquets colorés couronnés par la proclamation de leur vocation: Comics! Et à des rayonnages aussi serrés les uns contre les autres que possible, où se pressent des titres tels Big Mother, Saria, Lady Spitfire, Mafalda, The Waking Dead, et ainsi de suite. Bref, lorsque vous entrez, tout est en allemand, tout est bande dessinée. Lorsqu’on commence à analyser ce foisonnement, on se rend compte qu’on trouve aussi, ici, des livres sur les comics (des biographies de dessinateurs célèbres, par exemple), sans parler des mangas, moins exhaustivement représentés, mais bien présents, et des bandes dessinées en anglais.

Etage fr

…et un étage en français

 

Une fois que vous avez fait le tour du rez-de-chaussée, il vous prendra peut-être l’envie de passer au sous-sol – l’escalier en colimaçon en tout cas est invitant. Deux marches, et vous changez de langue. Une sorte de passage fulgurant de la barrière de rösti: tout est soudain en français.

Certes, il y a d’autres librairies spécialisées dans la bande dessinée à Zurich, tels Analph Comics ou Kaboom! Ce qui rend le Comics Shop de la Froschaugasse particulier, c’est d’une part son adresse, non seulement mythique, mais aussi centrale (les autres magasins du genre sont généralement un peu plus décentrés), son charme, et d’autre part ce sous-sol où le français règne.

Le Comics Shop de Zurich est tenu par deux compères: Walter Keller, germanophone, et son collaborateur Romain Ménès, francophone.

Je rencontre Walter Keller.

Qu’est-ce qui a poussé cet ex-employé de banque à devenir libraire, puis à se spécialiser dans la bande dessinée?

Walter Keller

Walter Keller dans son monde de BD

Son ton est celui de l’évidence.

«J’aime lire.»

Autrefois, il était comme les autres du côté de la Caserne et de la Langstrasse, mais la maison ayant été promise à la démolition, Walter Keller est parti à la recherche d’un nouveau local. Après plus d’un an, il est finalement tombé sur cette adresse. On peut deviner que la Fondation Studienbibiliothek a préféré un libraire au marchand de fripes ou de bibelots que redoutait le quartier.

«Pour moi», dit Walter Keller, il n’y a jamais eu le moindre doute: j’ai poussé la porte et j’ai eu le coup de foudre. C’est un magasin qui a du caractère, et pour la bande dessinée, c’est ce qu’il faut.»

«Il n’est pas très grand…»

«Peut-être pas. Mais nous réussissons à avoir ici tout ce qu’offre le marché.»

«Toutes les nouveautés?»

«Pas seulement. Nous ne sommes pas un supermarché où l’on ne vend que des produits frais. Nous sommes une librairie. Nous essayons d’avoir tout ce qui est disponible.»

Un jour, sa route a croisé celle de Romain Ménès, que je ne rencontrerai qu’en coup de vent, il est très occupé, mais dont son compère dit que c’est un passionné, et qu’en matière de bande dessinée francophone «ses connaissances sont encyclopédiques».

Ces connaissances sont bien documentées au sous-sol. Tous les classiques sont là, des Pieds nickelés à Spirou, des Aventures d’Astérix à Lucky Luke. Et puis il y a tous les autres. Vous êtes accueilli par des caissettes étiquetées: nouveautés de janvier, février, mars, avril. Le sous-sol déborde de titres, connus et inconnus: Les 7 vies de l’Epérvier, Les Naufragés d’Ythak, Souvenirs de Futurs, La Clé des confins, Pinocchio, La Colère de Fantomas, L’Enfant Staline, Samurai, Thorgal, Carthago Adventures, et même les six volumes parus de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, en passant par Gags de Mix et Remix.

Y a-t-il un public pour tout cela?

«Bien entendu. La communauté francophone de Zurich est vaste», dit Romain Keller. Il est vrai qu’on a dit qu’avec ses cinquante mille francophones, Zurich est la troisième ville romande de Suisse. «Et puis, beaucoup de Zurichois veulent lire les bandes dessinées dans le texte, les traductions les intéressent moins. Qui plus est, les Français et les Belges rééditent leurs classiques beaucoup plus souvent que les Allemands ne republient ce qu’ils traduisent.»

Quant à la clientèle, comme pour les langues diverses générations se côtoient. Le Comics Shop (comme, probablement, bien d’autres librairies du genre), pourrait s’enorgueillir du slogan du Journal de Tintin: «Pour les enfants de sept à septante-sept ans». On pourrait même dire, au vu de certains clients: de sept à cent sept ans.

Ici, un enfant est plongé dans les mangas (ce n’est pas la spécialité de la maison, mais les nouveautés sont là), là un monsieur aux rares cheveux blancs est plongé dans L’Homme qui assassinait sa vie (en allemand).

«Chez nous, tous les âges se rencontrent et se parlent, parce que tous sont animés par le même intérêt.»

Un adolescent confie:

«Je suis venu ici à la recherche de mangas, et pour finir je me suis mis à lire le reste», il embrasse la librairie d’un geste. «J’ai croisé le même monsieur deux ou trois fois, j’ai fini par lui demander ce qu’il lisait, il m’a donné des conseils.»

Quant à savoir si Walter Keller a un auteur préféré, il donne une réponse typique de libraire:

«Difficile à dire. Je lis tout, j’ai envie de tout connaître. J’ai grandi avec la production franco-belge, et puis j’ai élargi ma palette, même si je n’aime pas tout de la même manière.»

A la fin, lorsque je photographie la façade, un client qui sort avec un gros sac jaune bourré de bandes dessinées observe:

«Si vous présentez cette librairie, n’oubliez pas de dire que c’est une contribution à la vie culturelle de la ville. Qu’elle soit à cette adresse, et puis cet étage francophone, la compétence des vendeurs… Tout ce qu’on peut souhaiter.»

Cela fait écho à ce qu’a observé, modeste, Walter Keller: «Il se peut que nous contribuions à former le goût artistique de certains de nos clients, que nous leur donnions envie de lire aussi autre chose, de voir aussi d’autres images. C’est en tout cas ce que nous souhaitons.»

Que vouloir de plus?

Si vous passez à Zurich, ne manquez pas d'aller fouiller dans les rayons du Comics Shop, et ne négligez pas les cartons, où l'on trouve souvent des lithographies d'images particulièrement frappantes sorties des bandes dessinées, généralement numérotées et signées par leur auteur.

 

PS. Les photos ont été prise avec mon Leica LUX D6, la photo de Theo Pinkus vient des archives Theo Pinkus (elle n'est pas signée).

PPS. Une version un peu plus courte de cet article a paru dans la revue Culture en Jeu No 42

13 commentaires
1)
yfic17
, le 16.06.2014 à 12:01

Merci Anne pour cette découverte.

C’est bien dommage que ce soit si loin de la maison. Peut-être qu’un jour, nous y passerons avec ma femme.

2)
Madame Poppins
, le 16.06.2014 à 12:30

J’ai connu des gens au sujet desquels « quelques » fiches avaient été rédigées mais je me doute bien que dans le cas de M. Pinkus, leur lecture a dû prendre des heures… et bien des cheveux arrachés !

Merci pour ce billet, qui donne envie d’aller faire un tour là-bas.

3)
thomas
, le 16.06.2014 à 16:02

Ca me redonne envie d’aller faire un tour dans cet endroit dont plusieurs copains et collègues m’ont deja parlé! Surtout qu’après avoir découvert Pablo, je lirais bien la suite…

4)
Jean-Yves
, le 16.06.2014 à 16:07

Une “vieille” maison chargée de sens, et deux “jeunes” passionnés …
Quand histoire et culture se rejoignent, traités de la sorte, la lecture est un vrai et grand plaisir.
Et relire votre contribution (commentaires compris) sur Theo Pinkus, étroitement liée à ce sujet, y a participé.

Bien que ce ne soit pas équivalent, à Grenoble les Editions Glénat font un travail intéressant sur la BD. Librairie, galeries et expos.
Espaces chronophages s’il en est ! 
Eviter d’y entrer entre deux rendez-vous …

Merci, Anne.

5)
Anne Cuneo
, le 16.06.2014 à 20:41

J’ai connu des gens au sujet desquels « quelques » fiches avaient été rédigées mais je me doute bien que dans le cas de M. Pinkus, leur lecture a dû prendre des heures… et bien des cheveux arrachés !

J’avais mon bureau en face du sien à l’époque où on a pu réclamer et recevoir ses fiches rédigées par la police politique. La plupart des gens en recevaient une enveloppe format A4, épaisse de 0,5 à 2 cm environ, ça dépendait de la personne. Pinkus, il a fallu lui amener ses fiches en camion, j’ai assisté au déchargement, il y en avait, à mon avis, deux cents kilos!

6)
Madame Poppins
, le 16.06.2014 à 22:13

Et tout ça aux frais des contribuables…. et on s’étonne que je sois tellement à cheval sur la protection des données…. je confesse toutefois avoir une carte client à la Migros…. pas logique, je sais.

7)
Warrik
, le 17.06.2014 à 22:24

Merci pour l’article !

C’est dommage que tu n’habites pas en Romandie pour nous faire découvrir ce genre d’adresses dans la région, parce-que c’est vrai que je m’imagine mal voyager jusqu’à Zürich pour faire un stock de BDs :) !

8)
pelerin
, le 17.06.2014 à 23:24

dommage que tu n’habites pas en Romandie pour nous faire découvrir ce genre d’adresses dans la région, parce-que c’est vrai que je m’imagine mal voyager jusqu’à Zürich pour faire un stock de BDs :)

Oh ! Il y a bien à faire à Zurich. Et rien qu’en se rendant sur les lieux évoqués ces dernières années par Anne Cuneo on doit pouvoir remplir sa journée.

PS Avant d’aller assister au concert des Rolling Stones, je suis allé sur les traces de Monty si bien évoqué dans un billet du 8 avril 2014

9)
Anne Cuneo
, le 19.06.2014 à 11:27

Avant d’aller assister au concert des Rolling Stones, je suis allé sur les traces de Monty si bien évoqué dans un billet du 8 avril 2014

Et comment était-ce? As-tu rencontré Monty?
J’ai été étonnée de voir, au hasard de mes allées et venues, deux ou trois personnes qui avaient lu l’article et étaient venues voir… Ce n’était pas toi, sans doute, sinon tu l’aurais écrit.

10)
Anne Cuneo
, le 19.06.2014 à 11:30

rien qu’en se rendant sur les lieux évoqués ces dernières années par Anne Cuneo on doit pouvoir remplir sa journée

En visitant les musées, plus les lieux évoqués, tu peux louer une chambre pour une semaine. Ça c’est pour les heures «culturelles». Si ensuite tu décides de t’adonner à la vie nocturne, tu peux rester une quinzaine de jours (en supposant que tes soirées se finiront très tard et que tu vas passer tes matinées à dormir pour récupérer).

11)
pelerin
, le 19.06.2014 à 14:58

Et comment était-ce? As-tu rencontré Monty?

Bien que je n’aie pas trop imaginé les lieux ainsi, j’ai été surpris ! D’abord étonné par la configuration des lieux – j’arrivais à pied depuis l’arrêt Neumarkt du Tram 3 et ai été fasciné par la mosaïque « Zum Wilden Mann » sur la façade d’un immeuble. Je me suis alors remémoré une matinée à Bâle pour le fameux Vogelgriff et la descente du Rhin du « Wild Maa » sur son radeau… Et tout dans mes souvenirs, je suis « tombé » sur la photo de Monty sur la fenêtre. Et c’est en me retournant que j’ai vu la petite place avec la maisonnette en bois ! Mais pas de Monty à l’horizon.
Après avoir traversé le Niederdorf jusqu’à Bellevue et traversé la rade, pour chercher un peu le frais – il faisait très chaud ce dimanche-là – j’ai emprunté le chemin piétonnier qui suit le Linthkanal. A l’autre extrémité de celui-ci je suis allé jusqu’à la gare attendre un ami qui arrivait par le train pour le même concert…

J’ai été étonnée de voir, au hasard de mes allées et venues, deux ou trois personnes qui avaient lu l’article et étaient venues voir… Ce n’était pas toi, sans doute, sinon tu l’aurais écrit.

Je ne sais trop si je l’aurais écrit… mais je serais d’abord venu te saluer si j’avais eu la chance de t’apercevoir en ce lieu !

12)
Anne Cuneo
, le 19.06.2014 à 15:55

il faisait très chaud ce dimanche-là

Ah, évidemment, un dimanche. Le dimanche Monty n’aime pas trop sortir dans la rue, parce qu’il risque de ne trouver personne qui le fasse entrer dans le pâté de maisons (et dans les jardinets où il peut aller d’une maison à l’autre), la libraire russe est fermée, beaucoup d’habitants sont partis en week-end. J’aurais peut-être dû donner cette précision.

13)
pelerin
, le 19.06.2014 à 22:18

il risque de ne trouver personne qui le fasse entrer dans le pâté de maisons (et dans les jardinets où il peut aller d’une maison à l’autre)

C’est vrai que j’aurais dû dire dans ma précédente intervention que j’avais été interloqué par la hauteur des maisons… Je m’imaginais cela plus bas : avec un rez et un étage, tout simplement. Mais comme j’ai été « fasciné » par la mosaïque de « Zum Wilden Mann », je n’ai progressé dans ce genre de réflexions…

J’aurais peut-être dû donner cette précision.

J’aime mieux la lire après coup, bien que ceci ne m’aurait pas empêché de venir me perdre dans cette rue. Ce sera pour une prochaine fois…