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Meurtre à la Cathédrale

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La cathédrale de Lausanne (photo Ghislain Dubé)

 

«Je n’en espérais pas tant! Machiavelli!»

Je lève les yeux de la chaussure de sport dont je suis en train de serrer le lacet et je rencontre le regard gris de l’inspecteur Jean-Marc Léon. Je jogge presque tous les matins au bord du Léman. Si Léon s’adonne à cet exercice, et sa carrure laisse deviner qu’il fait du sport, ce n’est en tout cas pas à Vidy, car je ne le rencontre ici que lorsqu’il a besoin de me parler de manière moins formelle qu’à mon agence où à la gendarmerie. Le plus souvent je ne suis pas particulièrement enthousiaste de le voir – après tout, je suis expert-comptable, et non détective.

Certaines de mes expertises m’ont poussée à poser des questions au sujet desquelles, pour obtenir des réponses, j’ai eu besoin de la police, et plus particulièrement de Léon; cela se produit lorsqu’un client a quelque chose à cacher, mais a tout de même besoin d’une expertise comptable – on va s’adresser à une petite boîte qui n’a pas les instruments pour une enquête approfondie, qu’il pense. En choisissant la mienne, je le dis sans fausse modestie, il tombe mal. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’art de flairer les entourloupes à cent mètres.

Léon, pour sa part, fait appel à moi lorsqu’il a des problèmes avec sa hiérarchie, et qu’il décide d’enquêter, pour  ainsi dire, sous le manteau. Nous nous connaissons depuis notre commune adolescence, et il sait très bien que je ne lui résiste guère: j’adore enquêter. Sauf que d’habitude, je me penche sur des embrouilles financières, tandis que lorsque Léon a besoin de moi, il s’agit des crimes les plus divers, y compris l’occasionnel meurtre. Et aujourd’hui…

«Vous avez décidé de faire du sport, Léon, ou de venir me dire bonjour?»

«D’après vous, puisque je viens au bord du lac le matin tôt, ce doit être pour vous voir.»

«C’est ce que je vais avoir le culot d’imaginer. En quoi, cher ami, puis-je vous être utile.»

Il ne fait même pas semblant d’être gêné.

«J’ai un cadavre sur les bras.»

«Et alors?»

«Je ne sais pas qui c’est. Il est en training. Pas d’identification. D’ici ce soir, j’aurai son identité même sans vous, mais si vous le connaissez, ça ira plus dite.»

«Ça nous change.» Un jour, Léon m’a traînée jusqu’à Zurich, pour identifier un mort anonyme qui n’avait que ma carte de visite sur lui. «Et pourquoi moi?»

«Je l’ai vu sortir de chez vous.»

«De chez moi???»

«Disons de votre agence. J’étais allé rendre visite à Pascal, le jeune musicien qui habite au-dessus de chez vous, celui qui se droguait l’année dernière. Je fais cela de temps à autre, pour m’assurer que personne n’est venu lui proposer de remettre ça.»

«Mais vous n’êtes pas passé à mon agence.»

«Que si, j’ai poussé votre porte, Sophie m’a dit que vous n’étiez pas là.»

«Et vous pensez que votre mort sortait de chez moi?»

«Il ne sortait pas de chez Pascal, je lui ai posé la question.»

Je regarde ma montre.

«Il n’est pas neuf heures, Sophie n’est pas encore à sa place; s’il venait chez nous, elle saura exactement qui c’était. En attendant, je fais mon jogging.»

A part le fait qu’il a des chaussures adaptées à la course, Léon est en habits de ville, mais il tient une forme autre que la mienne. Ce matin, il le prouve: je jogge et il se promène à mes côtés. Il est carré, musclé, agile, c’est un athlète.

A neuf heures tapantes, entre-temps nous sommes montés au petit trot jusque chez moi, avons bu du café et mangé des tartines, il me fait: 

«Allez, appelez Sophie.»

Sophie est mon associée, et aussi ma secrétaire. Elle est d’une efficacité redoutable. Contrairement à moi qui mène une vie de bâton de chaise et travaille sans jamais regarder ma montre, elle est réglée comme une horloge, et elle a des principes; l’un d’eux, c’est que le matin elle arrive à neuf heures tapantes, pas une minute plus tôt, et que le soir elle s’en va à dix-sept heures tapantes, pas une minute plus tard. Je l’appelle.

«Vous vous souvenez du jour où Léon est venu pour me voir et je n’étais pas là?»

«Oui, c’était il y a une dizaine de jours. Je dois avoir noté ça quelque part.»

«On a eu d’autres visites, juste à ce moment-là?»

«Si je me souviens bien, je venais d’expédier un type qui voulait qu’on file sa femme.»

Nous refusons sans exception les gens qui veulent qu’on espionne leur conjoint.

«Il vous a donné son nom?»

«Attendez, je dois avoir noté ça aussi…»

Et dire qu’il y en a qui se demandent pourquoi je m’accroche à Sophie comme un coquillage à son rocher… Elle note tout, elle se souvient de tout. On entend des pages tourner. «Cet individu s’appelait Blanc. M’a-t-il dit qu’il vous connaissait? Il me semble.»

Je raccroche en soupirant.

«Bon, Léon, allons voir ce cadavre, puisqu’il paraît qu’il me connaissait.»

«Après vous», qu’il fait, et il pose sa tasse. Il a tout du chat qui a flairé la souris.

D’abord nous grimpons, en métro, du bd de Grancy, situé sous gare, à l’Esplanade de la Cathédrale. Depuis que ce métro, qui mérite enfin son nom, va d’Ouchy jusqu’aux hauteurs de la ville, notre vie a changé. Des trajets qui prenaient une heure, et qui étaient malcommodes, se font désormais en quelques minutes, et sont généralement confortables. Même quand on est debout, serrés contre les autres passagers, ce n’est pas grave, car en quelques instants on est à destination.

Nous arrivons à l’arrêt “Bessières”, traversons le pont du même nom et longeons la cathédrale. 

Devant la porte du beffroi, un flic monte la garde.

«Monsieur l’Inspecteur… Madame…»

«Michaud est en haut?»

«Non, Inspecteur, il est parti à la recherche d’un témoin, il va revenir.»

«Merci.»

Nous grimpons ensuite les deux cent vingt-quatre marches censées nous rapprocher du ciel tout en nous faisant mériter le paradis et atteignons la plateforme supérieure de la cathédrale. J’arrive dans mon état habituel au bout de ce genre d’exercice: les poumons en feu, les muscles noués, et les yeux éblouis. La vue qu’on a de là-haut vous couperait le souffle si vous en aviez encore. Le lac, les Alpes, le ciel… Lorsque le temps est beau et très clair, en sachant où regarder on aperçoit même le jet d’eau de Genève, à soixante kilomètres de là. Et c’est devant ce paysage que certains font des milliers de kilomètres pour venir voir que Julien Dupuis, comédien de quelque renom, a choisi de mourir. Enfin, choisi… Il ne s’est pas suicidé, à voir. Le médecin légiste est appuyé contre la balustrade et fume pensivement.

«Objet contondant à la base du crâne», dit-il en guise de bonjour entre deux bouffées. «Assené de bas en haut. Pas très fort, mais juste au bon endroit. Le type est mort sur le coup, probablement surpris, il devait connaître la personne qui l’a tué. Il y a une quinzaine d’heures.»

«Et qui l’a trouvé?»

«Le guet.»

La cathédrale de Lausanne est la dernière église de Suisse à avoir un guet, il est là depuis plus de six cents ans, autrefois c’était pour alerter en cas d’incendie, aujourd’hui c’est juste parce que. Pour «inutile» qu’il soit, la ville entière s’est révoltée lorsqu’on a voulu le supprimer. C’est une tradition chère au cœur des Lausannois. «Il a sonné l’heure…» Nous connaissons tous son cri lancé dans la nuit. Les nuits d’insomnie, il est particulièrement bienvenu.

«Mais…»

«Je sais ce que vous allez me demander, Marie; Michaud s’est entretenu avec les personnes qui gardent l’église pendant la journée. On va voir si elles se souviennent de notre homme. Et avant que vous me posiez la question, le beffroi ferme à dix-sept heures trente, et le guet officie de vingt-deux heures à deux heures. Hier soir, ce n’était pas le titulaire, mais un des remplaçants. Il a découvert le cadavre en partant, vers quatre heures, tout à fait par hasard. Alors? Vous connaissez le macchabée?»

«Pas personnellement, et pour autant que je sache, il ne me connaissait pas non plus, il ne s’appelle pas Blanc, mais Julien Dupuis. Si c’est lui, il est comédien, et il a menti. Vous n’allez pas au théâtre, Inspecteur?»

Il me regarde d’un œil torve.

«Vous pensez que si j’avais vu un spectacle où il jouait, je serais venu vous chercher?»

«Oh! On ne sait jamais… Vous voulez que je demande à Sophie si elle le connaît?»

«Faites.»

Avec ce que je ressens comme un manque total de sensibilité, je prends une photo du mort avec mon téléphone portable et l’envoie à Sophie. La réponse arrive par SMS dans les dix minutes: «Confirme: c’est Blanc. Voulait faire suive sa femme. Déplaisant.»

Pendant ce temps, Léon pianote sur son téléphone portable et lance:

«Ah, mais il habite à deux pas!»

«Qu’est-ce à dire, deux pas? Et Sophie confirme: “M. Blanc” était bien Julien Dupuis. Je me demande comment il entendait cacher son identité – il est comédien.»

«Ce qui est à deux pas, c’est son logement: Cité-Devant.»

«Oh, c’est chou, à l'ancienne adresse de la gendarmerie. Vous, on vous a expédié au diable vert, et vos locaux sont devenus des appartements de luxe. J’adore!»

«N’insistez pas, moi aussi, j’aurais préféré rester au cœur de la Cité. Vous pouvez rentrer chez vous, Marie. Je vous remercie et je…»

«Alors là, non, cher Inspecteur. Vous m’avez mêlée à ça, je reste. Sans compter que l’épouse est peut-être quelqu’un que je connais vraiment et je…»

«Le conjoint est souvent le premier suspect, vous …»

«Je viens avec vous. Et si je ne connais pas la dame, je repars.»

Il lève les yeux au ciel, soupire, fait un signe résigné au médecin légiste, et entame la descente. Je suis.

A la sortie, nous croisons Michaud, l’inspecteur adjoint.

«Ces dames ont l’impression que tous ceux qui sont montés sont redescendus, elles disent par ailleurs qu’elles n’ont vu que des groupes et des familles; mais j’ai un peu surveillé les va-et-vient, c’est facile de se glisser…»

«Vous savez où est le guet?»

«Celui de cette nuit? C’est un étudiant, il est à ses cours, il a promis de revenir à midi. Je m’en occupe.»

Léon se dirige vers l’ex-gendarmerie transformée en logements d’assez haut standing.

Nous sonnons à la porte marquée Dupuis.

La femme qui vient ouvrir est élégante et très belle.

«Madame, Monsieur?»

«Inspecteur Léon, gendarmerie. Mme Machiavelli, enquêteuse. Nous voudrions parler à Mme Dupuis.»

«Madame Martine Cordier, vous voulez dire? Elle s’est absentée, je la remplace auprès de son fils.»

«Son mari…»

«Son mari? Son compagnon, Julien Dupuis, plutôt…»

«Son état civil dit “marié”, j’arrive ici il y a une femme et un enfant, j’ai supposé… Quand va-t-elle revenir?»

«Je n’en suis pas certaine, elle a parlé de deux ou trois jours et…»

«Et vous? Qui êtes-vous, Madame?»

«Je suis Marianne Vaucher. La sœur jumelle de Martine. Mon mari est le Dr Vaucher, cardiologue.»

Derrière elle, une porte s’ouvre précautionneusement, et de très jeunes yeux gris nous dévisagent. Le petit garçon qui se glisse par l’ouverture doit avoir sept ou huit ans.

«Marianne? Qui c’est?»

La jeune femme se lève, se précipite.

«Tobias! Je t’ai dit de rester au lit», s’exclame-t-elle d’une voix douce. Et à nous: «Il est malade, c’est pour cela que sa mère ne l’a pas emmené.»

«Et où est-elle?», demande Léon.

«Elle répète. A… A Paris. Elle est partie hier soir.»

L’hésitation n’a pas plus échappé à Léon qu’à moi.

Elle disparaît avec l’enfant, on entend des murmures entrecoupés de la voix haute-perchée du gamin, finalement elle revient.

«Bon, Monsieur l’Inspecteur, cessez de me faire peur: qu’est-il arrivé à ma sœur?»

«A votre sœur, que je sache, rien. A son compagnon, par contre… Vous avez bien dit que c’est son compagnon?»

«Julien et Martine vivent ensemble depuis trois ans, elle est mère célibataire, et attend que le divorce de Julien soit effectif pour l’épouser. Ou pas.»

«Pourquoi? Il y a un problème?»

«Il s’entendent peut-être bien, mais je n’aime pas Julien. Martine et moi sommes jumelles du même oeuf, alors ce que l’une pense influe souvent sur ce que pense l’autre.»

«Et pourquoi ne l’aimez-vous pas?»

«C’est un sale type. Bon, alors? Vous l’avez arrêté?»

«Nous ne l’avons pas arrêté.» Coup d’oeil vers la chambre de l’enfant, pour vérifier que la porte est bien fermée. «Il est mort.»

Elle s’immobilise, ses yeux se figent.

«Il est mort? Mais… Comment?»

«Quelqu’un lui a fracassé le crâne. Ou pour être exact: on lui a assené un coup bien placé. Ça l’a tué.»

«Une bagarre?»

«D’après le médecin légiste, il n’y a pas trace d’autres coups. Comment puis-je joindre votre sœur?»

«En ce moment, je n’en ai pas la moindre idée, je peux vous avertir dès qu’elle m’appelle.»

Encore quelques phrases, des numéros de téléphone et des adresses électroniques sont échangés, nous sortons. Dans l’escalier, Léon empoigne aussitôt son téléphone.

«Michaud? Où êtes-vous?… Ah, mince… Non, non, interrogez le guet, je vais voir.» Il raccroche, recommence. «Bornand? Le corps a été levé?… Non, rien, attendez les croque-morts.» Il raccroche. «Nom d’un chien, ils…»

«Dites-moi ce qu’il y a, Léon, je vais peut-être pouvoir vous aider.»

«Je suis à court de personnel, nom d’un chien, je…»

«Dans cinq minutes cette gentille Mme Vaucher va descendre avec le petit garçon, et vous vous dites qu’elle va nous mener tout droit à sa sœur, dont vous pensez comme moi qu’elle ne répète pas à Paris.»

Il soupire.

«Vous êtes trop perspicace pour votre bien, Marie.»

«Trop perspicace pour votre tranquillité, vous voulez dire. Je vous fais une proposition.» Encore un soupir, encore des yeux levés au ciel. «Vous allez coordonner l’enquête, et je suis Mme Vaucher, qui, si nous avons raison, va paraître sur le seuil de sa porte dans trois minutes.»

«Il y a un poste de gendarmerie à cent mètres, je pourrais…»

La Cité est zone piétonne, mais les taxis y ont tout de même accès. J’interromps Léon lorsque je vois approcher un taxi venu de la rue de l’Université.

«Allez empêcher ce taxi d’approcher de la maison tant qu’il n’y en a pas un second pour moi. Ou pour nous, comme vous préférez.»

Son regard d’acier est assassin, et exprime clairement son déplaisir à recevoir des ordres. Mais il y va sans un mot.

Encore cinq minutes, un deuxième taxi arrive, le premier s’approche de la maison de Dupuis.

«Vous m’appelez tous les quarts d’heure, Machiavelli.»

«Entendu.»

Il est déjà en train de composer un numéro.

«Dr Monnier? Quand aurez-vous une heure exacte de décès?»

L’autre doit lui expliquer quelque chose qui l’absorbe, car il me tourne le dos et discute sans plus m’accorder le moindre regard.

Je grimpe dans le second taxi et lance le cliché:

«Vous suivrez cette voiture en tâchant de ne pas vous faire remarquer.»

Bientôt, Marianne sort avec Tobias, lance des regards craintifs de droite et de gauche, grimpe dans son taxi. Léon attend dans l’ombre d’une porte cochère qu’il démarre, puis s’engouffre dans la maison – je parie qu’il va ouvrir la porte de l’appartement de Dupuis avec ses outils de cambrioleur. Léon fait parfois des choses comme ça, bien qu’il n’en parle à personne. C’est parce qu’il n’est pas conventionnel dans ses approches qu’il résout tant de problèmes. Il aime à tel point enquêter qu’il a récemment refusé une promotion qui l’aurait cloué dans un bureau à journée faite. Il veut le terrain. Cela a eu une conséquence inattendue: sa femme, qui patientait depuis des années en attendant la promotion (la vie d’une femme de policier n’est pas facile), l’a quitté avec le chantage: «Ou ton job d’enquêteur, ou moi.»

Léon sait trop ce que signifient les chantages, même avec les meilleures intentions du monde, même par amour: on cède une fois, un autre chantage suit. Il a choisi de rester inspecteur, et sa femme a demandé le divorce. Il doit avoir du chagrin, sa femme et lui formaient un couple harmonieux et ils ont deux enfants, mais il n’en parle pas et il semble tenir le coup.  

Le taxi que nous suivions pendant que je réfléchis aux aléas de la vie de Léon nous a conduits dans la banlieue est de Lausanne, à Renens, dans une de ces maisonnettes qui rappellent que ce coin fut un village où vivaient des gens modestes. Aujourd’hui, il est largement industrialisé, et une bicoque comme celle devant laquelle s’arrête le taxi que nous suivons semble incongrue au milieu de bâtiments modernes. 

Mon taximan encaisse avec un: «J’adore jouer les Sherlock Holmes!» auquel je me contente de répliquer par un sourire. J’ai juste le temps d’entrevoir la femme aux cheveux blancs qui ouvre précautionneusement la porte, puis accueille avec effusion Marianne et Tobias.

Et pour la première fois, dans la lumière crue du jour, je vois ce que je n’avais pas perçu dans la pénombre de l’appartement de la Cité: Tobias a des bleus au visage, des bleus sur les avant-bras, et si je ne me trompe, des bleus aux jambes.

Je déroule en un instant quelques scénarios possibles: Dupuis a battu l’enfant, Martine est venue à sa défense, Dupuis a fini mort par accident. Ou alors c’est Martine qui battait l’enfant, et Dupuis…

Autrefois, autour de ces maisonnettes, il y avait des jardins. Autour de celle-ci, il n’y a plus que du béton, et notamment le parking d’une tour de bureaux proche. Je me demande si je vais apercevoir l’intérieur. Un peu trop haut. Mais il y a une borne, sur laquelle je grimpe. L’horreur m’en fait presque tomber. Je donne sur la cuisine de la maison, et accoudée à la table il y a une femme au visage si tuméfié qu’on ne voit guère ses yeux. 

Je redescends, appelle Léon.

«Alors?»

«Martine est dans la cuisine de… probablement de sa mère, méconnaissable, sévèrement battue. L’enfant a aussi des bleus, on les voit bien en plein jour.»

«Vous croyez que…?»

«Si ce n’est pas de la légitime défense, je donne ma langue au chat!»

«Bon, j’envoie…»

«Non, vous n’envoyez personne, je vais y aller.»

«Mais vous n’êtes pas…»

«Ah, tant pis pour vous, Léon, il n’y avait qu’à ne pas me mêler à ça, je vous l’ai dit: je n’ai rien demandé, moi. Et puis, si elle s’est enfuie, c’est qu’elle ne veut pas parler à la police. C’est une femme battue, Léon.»

«Et alors?»

«Les femmes battues pensent le plus souvent être responsables de ce qui leur arrive, c’est pour ça que les hommes violents choisissent d’instinct des femmes comme elle. Elle est probablement persuadée que tout est de sa faute.»

«Mais les services sociaux…»

«Après! Laissez-moi faire, s’il vous plait, Léon?»

«Je ne devrais pas, mais… Bon, allez-y. Mais si vous ne m’avez pas téléphoné dans une demi-heure, j’envoie la cavalerie.»

«Qu’en des termes charmants ces choses-là sont dites! Bon, ciao.»

Je sonne. La plaque dit “Cordier”.

Il se passe trois longues minutes avant que la dame aux cheveux blancs ouvre la porte.

«Oui?»

Je mets mon poids sur le battant, force l’entrée tout en disant:

«Madame Cordier, laissez-moi entrer, je sais que votre fille est dans le pétrin, je vous assure que je peux l’aider.»

Elle me dévisage éberluée.

«Et qui êtes-vous?»

«Je suis Marie Machiavelli, expert-comptable, et par hasard j’étais avec l’inspecteur de police qui a trouvé le corps de Julien Dupuis. Je vous assure que je peux vous aider. Mais il ne faut pas qu’elle se cache, il faut qu’on voie qu’elle a dû se défendre.»

Mme Cordier est comme figée sur place, elle essaie de dire quelque chose et n’y arrive pas. La porte vitrée qui est probablement celle de la cuisine s’ouvre avec violence.

«Mais enfin…» Marianne s’arrête net. «Qu’est-ce que vous faites là? Maman, ne dis rien, c’est un flic.»

«Non, je ne suis pas flic. J’ai réussi à faire en sorte que le flic, comme vous dites, ne vienne pas jusqu’ici. Mais je suis enquêteuse et j’ai l’habitude de la police. Votre sœur a été violemment battue, il faut qu’elle se montre.»

Je les écarte toutes les deux et entre à la cuisine. Martine, car c’est elle, est à moitié affalée sur la table. Elle sanglote. Tobias est coincé entre deux meubles, comme un animal traqué. J’aurais dû laisser venir les services sociaux, cette situation me dépasse.

Lorsque j’essaie de faire lever Martine, elle a un mouvement de recul et pousse un cri de douleur.

«Martine, il faut vous coucher, il vous faut aller à l’hôpital.»

«Je…»

«J’ai appelé mon mari», dit Marianne. «Il arrive avec l’ambulance de sa clinique.»

Je prends mon téléphone et j’appelle Pierre-François Clair, mon avocat. C’est un homme au grand cœur, plein de ressources, aussi peu conventionnel dans l’exercice de son métier que Léon dans l’exercice du sien. Il n’a peur de rien. Quatre paires d’yeux apeurés suivent chacun de mes gestes.

«Pierre-François, voici la situation», dis-je sans autre préambule. Je lui raconte où je suis, et pourquoi.

«Bougez pas, j’arrive. Tu peux prendre des photos?»

«Oui, pourquoi?»

«J’aime autant que ce soit fait par quelqu’un qu’elles connaissent, tu es assermentée auprès de la cour, ça ira très bien. J’amène un appareil. Donne-moi le numéro du Dr Vaucher.»

«Le numéro de votre mari?» lancé-je à Marianne.

Elle l’égraine, je le transmets, je raccroche et me tourne vers les femmes.

«Dites-moi ce qui s’est passé, je vous en prie…»

Martine sanglote, sa mère et sa sœur pleurent, les yeux de Tobias sont secs et écarquillés. Terrorisés.

«Mme Cordier?»

Madame Cordier mère se mouche.

«Il avait l’air si doux, si gentil, un beau blond, un soleil. Mais c’était un déséquilibré. Il cachait le fait qu’il était violent sous un masque aimable qui trompait son monde. Si vous ne viviez pas avec lui, vous ne vous aperceviez de rien. Il a commencé à battre Martine, un peu, puis un peu plus; c’était devenu difficile, mais Martine…»

«Elle avait perdu toute volonté», renchérit Marianne. «Cette dernière année, il la faisait suivre; elle est comédienne, elle aussi – chaque fois qu’elle obtenait un rôle, il la battait jusqu’à ce qu’elle y renonce. Elle était devenue apathique, elle se laissait faire.»

«Et puis, il a fait l’erreur de battre Tobias.»

«Tobias est son fils?»

Martine fait non de la tête. Elle n’a encore pas dit un mot.

«Le père de Tobias est mort avant que Martine et lui ne se marient», dit sa mère.

«Et que s’est-il passé lorsqu’il a battu le petit?»

«Ça a sorti Martine de son apathie, et pour défendre son fils, elle s’est mise à rendre les coups.»

«C’est comme ça qu’elle l’a tué.»

«Il était ivre», dit Marianne, violente. «Elle venait de lui dire qu’elle le quittait. Il les a forcés à monter sur cette tour, un malade je vous dis. Il voulait jeter le gosse en bas pour la punir!»

«Vous étiez seuls?»

«Oui, il était déjà presque l’heure de la fermeture», dit Martine d’une petite voix rauque et pâteuse.

«Et alors?»

«J’ai voulu l’empêcher, nous nous sommes battus, mais il est fort et moi… Il m’a lancé contre le parapet, il allait…»

Sa voix est noyée par les sanglots.

Tobias se lève d’un seul mouvement, se lance contre sa mère, lui entoure la taille, elle grimace de douleur. «Il allait tuer maman, alors j’ai pris un bâton et j’ai tapé», lance-t-il d’une voix cristalline.

«Tobias! Ne l’écoutez pas, Madame, ne l’écoutez pas, c’est moi, c’est moi…»

Je suis figée d’horreur. Ce pauvre petit garçon… Et ce salaud de Dupuis! Les larmes montent, heureusement ça sonne à la porte, ce sont Pierre-François, le Dr Vaucher et l’ambulance. 

On a tort de prendre Pierre-François pour un grand farfelu, c’est un homme généreux et un avocat efficace. Là, il est sublime. Il lit le langage corporel de Martine et de Tobias d’un coup d’oeil – il comprend tout. Le Dr Vaucher se précipite vers Martine Cordier, une infirmière entre avec un sac de médecin et un goutte à goutte, les brancardiers se postent à la sortie, Pierre-François se dirige tout droit sur Tobias, le détache de sa mère, le prend dans ses bras et se met à lui parler avec douceur. 

Il me passe l’appareil de photo. Martine a un geste de déni, mais je l’arrête.

«Martine, il le faut. Surtout si vous voulez dire que c’est vous… Personne ne publiera ces photos, et vous pouvez cesser d’avoir peur. Le monstre est mort.»

«Je suis avocat», dit Pierre-François.

«Je ne sais pas si nous avons les moyens…»

«Ne me parlez pas d’argent, s’il vous plaît.»

«Non», intervient le Dr Vaucher, sans cesser son examen, «ne t’occupe surtout pas d’argent en ce moment, ma petite Martine.»

«Racontez-moi plutôt votre histoire», insiste Pierre-François. Il se tourne vers moi. «Léon est au courant?»

«Il attend mon coup de fil.»

«Dis-lui de venir.» Il se tourne vers les trois femmes le médecin et l’infirmière. «Nous avons un quart d’heure pour mettre au point la version officielle des faits.»

Lorsque Léon et Michaux sonnent à la porte, Martine est couchée dans l’ambulance, une perfusion dans le bras, les antidouleurs l’ont rendue groggy, heureusement.

«Tenez, inspecteur, voici l’adresse de ma clinique. Il faut qu’on l’emmène de toute urgence», dit Vaucher, «il pourrait y avoir des lésions internes, des os cassés, une commotion…»

«Le musée des horreurs, quoi. Votre infirmière…?»

«Tenue par le secret médical.»

«Parfait. Allez-y», dit Léon en prenant la carte de visite.

L’ambulance démarre, toutes sirènes hurlantes.

Pierre-François n’attend même pas la première question:

«Vous avez vu l’état de cette pauvre femme, Inspecteur. Elle s’est défendue, et par hasard elle a envoyé son Jules valser contre le parapet. Nous sommes bien d’accord?»

Le petit Tobias ouvre la bouche, Pierre-François le serre contre lui, lui caresse les cheveux et insiste: «Nous sommes bien d’accord?»

Du regard, Léon fait le tour de la pièce, fixe Michaud qui fait un imperceptible signe de tête, et dit:

«Nous sommes d’accord.»

Nous laissons Marianne, sa mère et Tobias avec Pierre-François.

Je suis sur le point de me diriger vers la gare lorsque Léon me dit: 

«On vous ramène en ville, Mac. Après, on ira à cette clinique.»

«Merci.»

Je grimpe dans la voiture.

Il conduit en silence pendant une bonne moitié du trajet.

«Il va falloir bosser», finit-il par dire, «pour que ce petit garçon dépasse son geste. Si ça rate, en mourant ce salaud de Dupuis aura détruit une vie innocente.»

«On va commencer par ne pas en parler, peut-être.»

«Oh, mais on n’en parle pas, n’est-ce pas Michaud?» Michaud fait un signe d’assentiment. «Je voulais seulement que vous sachiez, ma petite Marie, que je ne suis pas un imbécile. Et à partir d’ici, je vous prie de laisser tomber cette affaire, c’est moi qui m’occupe de tout.»

«Cela va de soi, cher Inspecteur.»

Nous arrivons au Flon, il freine devant la maison où se trouve mon agence, descend, vient ouvrir de mon côté.

«Merci, Léon», dis-je en sortant.

«Merci à vous, Marie.» Il refait le tour, me regarde par-dessus le capot de sa voiture: «Je hais les violeurs, je hais la violence faite aux femmes et j’abhorre les bourreaux d’enfants. Au revoir.»

Il s’engouffre dans sa bagnole et il démarre.

Je grimpe les étages en me disant que c’est exactement pour ça que, même quand il m’énerve, j’adore Léon.

 

Anne Cuneo © 2012

 

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Le guet de la cathédrale (photo Louise Gaboury)

14 commentaires
1)
Saluki
, le 11.12.2012 à 00:10

Anne je te hais : je ne vais pas encore dormir tout de suite…

Anne je te révère : tu sais faire plaisir aux cukiens !

2)
fxc
, le 11.12.2012 à 00:16

Anne je te hais : je ne vais pas encore dormir tout de suite…

Lirais demain…

3)
jpg
, le 11.12.2012 à 00:23

Un peu en avance. L’archevêque de Cantorbéry est mort dans sa cathédrale le 29 décembre. Mais il est vrai que le titre est porteur puisque TS Eliot a eu le prix Nobel de littérature.

4)
Madame Poppins
, le 11.12.2012 à 08:50

Parmi les personnages de roman auxquels je suis attachée, Marie figure très en haut de la liste !

Merci pour cette lecture !

5)
guru
, le 11.12.2012 à 08:58

En 1983, j’ai tourné un film avec la sœur de Marie: Nicoletta Machiavelli, très belle actrice italienne.

Merci Anne, bien tournée ton histoire de ce taliban mort au combat!

6)
borelek
, le 11.12.2012 à 09:52

Merci beaucoup Anne, vais lire ça tranquillement. Vive Noël, finalement.

7)
Guillôme
, le 11.12.2012 à 10:51

Merci Anne, ça c’est un beau cadeau de Noël :)

8)
bordchamp
, le 11.12.2012 à 12:04

J’ai tout lu d’une traite ; dès les premières lignes, je savais que je lirais tout d’une traite.

C’est à cela que l’on reconnaît les bons textes.

Merci et bravo.

9)
iker
, le 11.12.2012 à 12:39

Quel privilège que de te lire Anne… avec ces pépites que tu nous fait découvrir à chaque fois. Merci pour tous ces partages, et désolé de manquer à tous mes devoirs de commentateur, le temps me manque, mais rien ne m’échappe.

Amicalement.

10)
Anne Cuneo
, le 11.12.2012 à 15:52

L’archevêque de Cantorbéry est mort dans sa cathédrale le 29 décembre. Mais il est vrai que le titre est porteur puisque TS Eliot a eu le prix Nobel de littérature

Oui, je sais, mais je ne pouvais pas attendre le 29, c’est aujourd’hui que c’était mon tour, pour la dernière fois avant Noël… Et puis, le titre d’Eliot est Meurtre DANS la cathédrale, et le mien n’est qu’un coup d’oeil souriant.

Merci à tous pour vos remarques amicales!

11)
jibu
, le 11.12.2012 à 22:37

Excellent ! Merci 1000x. Ça m’a rappelé certain lecture du dimanche matin ;-)

12)
Franck Pastor
, le 12.12.2012 à 14:14

Marie Machiavelli, le retour ! :-) La bonne « nouvelle » de la semaine, dans tous les sens du terme !

13)
zit
, le 12.12.2012 à 20:14

Ah bin merci beaucoup Anne, dévoré d’un coup un seul !

z (qui a lu il y a peu une histoire d’accordéoniste, je répêêêêêêêêêêêêêêêêête : c’était bien aussi…)

14)
borelek
, le 12.12.2012 à 22:16

Bien, voilà, je l’ai lu. Un peu la boule dans la gorge et les larmes aux yeux !