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Une âme…

Miles, dans son costume gris impeccable, avait sa tête butée d'indéracinable. À l'autre bout de la ligne, le patron de la boîte s'étranglait :

"Quoi?... J'ai bien entendu?... Sinon, tu ne joues pas?!... Mais c'est le Vanguard, ici! Le Village Vanguard de New York!... C'est pas un petit bordel de seconde zone?!... Et tu...

- Je sais, je sais... Mais si ce n'est pas elle qui passe en première partie, je ne joue pas. Tu remets les affiches dans le tas, et on n'en parle plus."

Le boss agita la tête, soupesant les motivations de Miles.

"C'est ta nouvelle amie?

- Ça dépend ce que tu entends par là, dit Miles. Elle chante dans le silence. Tu n'as jamais entendu çà..."

Le patron hocha la tête. C'est vrai que quand Miles joue, les silences, on les entend. C'est comme de la musique... Le silence est à Miles ce que l'ombre est à la lumière. Indissociable... Et puis... La recette... Miles, c'est une belle recette, soir après soir... Et le meilleur du beau monde...

"- Elle s'appelle comment?

- Shirley. Shirley Horn." Miles sourit et raccrocha. C'était dans la poche!...

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Miles le prodige était tombé, un peu avant, sur le premier disque de la pianiste de Stuff Smith, le violoniste avec qui elle jouait depuis 59. "Embers and Ashes", ça s'appelait... Bon disque... D'abord, ce qui l'avait surpris, c'était le jeu du piano. Y'a déjà pas beaucoup de gars qui jouent comme çà. Mais une femme?! Ça, c'est rare!...

Il avait alors essayé de la rencontrer. Elle jouait dans les bars de Washington. Il l'avait trouvée. Elle lui avait raconté son enfance, à Washington. À quatre ans, elle était tellement obsédée par le piano que sa mère essayait de la payer pour aller jouer avec les autres enfants.

Puis ses études, la Junior School of Music d'Howard University, enfant prodige et pauvre, apprenant la musique classique. Elle avait ensuite commencé à jouer dans les bars où son talent de pianiste avait vite été coté comme exceptionnel. Au niveau des harmonies, c'était un peu comme un Monk qui aurait rencontré Satie, ou Amhad Jamal qui aurait rencontré Rachmaninoff. Avec des harmonies liquides comme du Debussy. Mais Jazz! Tellement Jazz!...

Et comment elle avait commencé à chanter:

"-Je faisais la soirée dans un club, au piano bien sûr. Je ne chantais pas du tout, à l'époque... Et un type s'est amené avec un énorme nounours turquoise. Il voulait que je lui chante un truc. Moi, à l'époque, je te répète,  je ne chantais pas. Mais il m'a dit que si je lui chantais "My Melancholy Baby", il me le donnait. J'avais trop envie de ce nounours! Alors je lui ai chanté. Et j'ai décroché le nounours!... Et puis, j'ai continué..."

Alors Miles avait décidé de faire quelque chose pour elle. Sans doute avait-il reconnu chez elle quelque chose de lui, quelque chose de précieux...

 

Le passage au Village Vanguard a été un succès. Miles, parfois, jouait pendant son set. En se cachant derrière les poteaux pour pas se faire voir. Il adorait çà!...

Avec un tel lancement, le succès est vite venu. Elle a enchaîné deux albums chez Mercury, dont un avec Quincy Jones. Et puis un jour, elle a disparu.

 

Je sais ce que vous pensez. L'alcool... La drogue...

Non. Pas du tout. Ses enfants!...

Elle a jugé que si ses enfants avaient besoin d'une maman à la maison, elle ne voyait pas pourquoi elle n'y serait pas. Surtout qu'à Washington, il y a des clubs où jouer, et puis pourquoi pas en acheter un soi-même? Ce qu'elle a fait...

Alors pendant plus de dix ans, elle a disparu, tournant le dos à la carrière, à la célébrité, au métier, pour mener la vie tranquille d'une mère de famille dans une ville tranquille. Bien sûr, elle jouait en club, le sien, The Place Where Louie Dwells . Il faut bien vivre de quelque chose. Mais loin de la gloire ou de l'excitation du milieu jazz, peu propice à une vie de famille.

 

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C'est Billy Hart, son batteur et complice, qui l'a fait sortir de sa vie tranquile pour enregistrer un disque danois. En 78. Pour Steeple Chase. Et quand on l'a entendue, tout le monde est resté scié.

Pendant sa période d'intimité, en famille, à Washington, elle avait travaillé, cherché, et elle avait peaufiné un style d'un sensualité et d'une sensibilité extraordinaire. Avec la particularité de s'accorder sur les tempos lents la langueur que s'accordent les instruments graves, comme une basse qui a besoin de temps pour exprimer sa note. Et de modifier les thèmes en jouant sur les décalages rythmiques, un peu comme Thelonius.

Et Horn, c'est une voix changeant à chaque ton, des intentions précises et spontanées, jouant sur les harmonies un numéro de funambule précieux et riche. Horn, c'est Monet. Précision et sensibilité, ombres et couleurs, et sa voix chaude qui trace sur le silence les vaguelettes des Nymphéas sous le pont japonais. Horn est une envoûtante troubleuse de silence...

Ensuite, tout est allé très vite. Sa fille mariée, établie, Shirley Horn s'est enfin consacrée à son art, dans l'unanimité et la reconnaissance, jouant avec les meilleurs musiciens, comme Al Foster ou Ron Carter,  les  deux Marsalis, ou encore Toots Thielemans, jusqu'à Miles faisant un retour de side man sur "You won't forget me". De distinctions en Grammy, Shirley Horn est devenu certainement la plus grande chanteuse instrumentiste, la plus touchante, la plus musicale du monde du jazz, grâce à son talent unique, mais aussi à sa section rythmique, Charles Ables (basse) et Steve Williams (batterie) qui ne sont pas pour rien dans son son.

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Diana Krall la définit comme son influence majeure. Renée Fleming, soprano, avoue qu' "elle brise mon coeur, elle me rend folle. Je me suis même retrouvée à hurler à l'un de ses concerts."

Près de sa fin, Miles Davis a reconnu : "Il n'y en a qu'une, c'est Shirley Horn."

Ils devaient vraiment être complices, tous les deux. Shirley Horn a sorti, peu après le décès de Miles, en hommage, "I Remember Miles", très très bon album où, encadrée par le gratin du jazz moderne, elle reprend les chansons du début, et pour lequel elle fût récompensé d'un Grammy Award.

 

Elle reste, grâce à une belle discographie, une des meilleures occasions de ressentir l'essence de la musique de Jazz, dans une oeuvre puissante et belle, où sa voix grave et sensuelle trouve dans son jeu de piano un écrin idéal.

Vous aimez Diana Krall? Shirley Horn va vous faire exploser de bonheur!

10 commentaires
1)
pcis
, le 13.10.2010 à 08:10

j’ai lu cette chronique avec beaucoup de plaisir : ça parle de jazz!

et puis en approfondissant je me suis rendu compte que je n’avais aucun disque de S. Horn, que je la connaissais de nom mais sans plus, en cherchant vraiment bien j’ai déniché dans ma discothèque un CD de Charlie Haden ou elle interprète 4 titres : the art of song paru il y a dix ans (enregistrement de 1999) que j’écoute actuellement, mais j’avoue que le jazz avec violons et orchestre classique ne m’enchante guère.

2)
Modane
, le 13.10.2010 à 08:18

Je te rejoins assez, pour les violons, etc. Mais les américains adorent les grands orchestres. Ils nous avaient déjà fait le coup avec Charlie Parker…

Il faut écouter la dame en trio. En suivant les liens, tu pourra écouter l’album “You won’t forget me”, qui est vraiment révélateur de ce qu’elle peut faire.

3)
zit
, le 13.10.2010 à 08:42

Merci pour ce réveil en douceur, comme dit en commentaire dans le lien, le glissé d’index à 4’40” est jubilatoire.

Un peu plus tonique, j’ai découvert la semaine dernière, sur jazz à FIP, une coréenne étonnante : Youn Sun Nah”…

Encore plus énergique, Mina Agossi interprète dans chacun de ses albums, un morceau de Jimi Hendrix, dans une version toute personnelle, ne pas manquer le solo de guitare à la voix !

z (bon, maintenant, tout le monde doit être bien réveillé, je répêêêêêêêêêête : bonne journée en musique)

4)
Inconnu
, le 13.10.2010 à 09:37

merci pour cette chronique. J’ai chargé une playlist sur Spotify, qui va m’accompagner pendant ma journée de travail.

5)
Batisse
, le 13.10.2010 à 10:49

Merci pour ce billet qui aussitôt lu me donne envie d’écouter la grande dame. Pour ce qui est des violons, je ne suis pas trop d’accord. Avec Parker ça le fait bien, grâce au contraste avec les sonorités et phrasés du saxophone alto, avec Getz aussi. Il suffit de ne pas en abuser.

6)
Madame Poppins
, le 13.10.2010 à 10:58

Modane, merci : j’ai aimé et la forme et le fond. Mes oreilles ont découvert quelque chose et quelqu’un grâce à toi.

Bonne journée,

7)
djtrance
, le 13.10.2010 à 11:11

J’apprécie, j’adore! Je manque cruellement de références dans ce domaine et là, je découvre… Avec plaisir!

Merci Modane!

8)
pter
, le 13.10.2010 à 15:30

Top humeur! Je m’empresse de decouvrir la dame. Genial et geniale! Merci Modane!

9)
Blues
, le 13.10.2010 à 15:57

Quelle belle histoire (et quel talent), merci Modane, je ne connaissais pas. J’ai zappé sur quelques titres vite fait comme première écoute, et vais de ce pas acheter quelques morceaux / plutôt des “lents”, c’est là où la dame me fait un drôle d’effet ;-)

10)
François Cuneo
, le 13.10.2010 à 21:11

Super bien raconté. Quelle voix! Et quel touché.

Merci pour la découverte.