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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (9)

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

IX

 

 

En me réveillant le lendemain matin, je n’ai d’abord pas compris où j’étais. Il a fallu quelques secondes pour que je me remémore, et alors ç’a été comme si une tonne de malheur me tombait dessus. Par une fente entre les rideaux, j’apercevais les couleurs vives d’un carrousel, c’était comme un monde ancien qui me faisait signe, et qui ne concernait en rien cette personne, ici, dans ce lit, dans cette caravane. J’essayais de me faire à une réalité qui me paraissait invraisemblable: j’avais vécu des années avec un homme susceptible d’agir comme l’avait fait Rico. Et je n’avais rien vu, rien senti, si ce n’est tout dernièrement, au moment où selon toute vraisemblance la moitié de ses absences avaient été couvertes par des mensonges, et où je m’étais surprise, ici et là, à me sentir seule. Mais j’avais une telle confiance en Rico que ce n’est pas à lui que j’ai attribué ces soudains vague à l’âme, mais à moi-même. J’étais allée jusqu’à prendre des vitamines pour me remonter le moral. Je n’avais pas pensé une seconde que mon inconscient, mon intuition (comment appeler ça?) me faisaient désespérément signe de me réveiller. Et quand Denereaz m’avait parlé de ce qu’il avait prétendu être le coup de foudre de Van Holt, j’avais évacué l’information car elle ne pouvait pas me concerner: j’étais la femme de Rico, plus mariée à lui que si nous avions passé devant M. le maire. Le coup de foudre de Van Holt était son affaire exclusive, et la femme dont il était éventuellement amoureux ne pouvait en tout cas pas être moi.

Je me suis levée et suis allée farfouiller dans la petite cuisine, où j’ai trouvé tout ce qu’il fallait pour l’indispensable premier café du matin. Pendant qu’il percolait, j’ai inspecté les tiroirs et l’armoire. Les vêtements que je porte le plus souvent étaient tous là. Je pouvais compter sur Sophie: la machine à organiser qu’elle a dans le cerveau avait fait en sorte qu’il ne me manque rien d’indispensable.

Il était tôt et, une fois les rideaux tirés, j’avais sous les yeux le spectacle étonnant d’un champ de foire endormi. Les carrousels fermés, les bâches tirées, les caravanes où les premières lumières commençaient à s’allumer. Depuis ma fenêtre, je voyais le haut de la grande roue, qui dominait Morges dans la lumière incertaine du petit matin.

J’ai tenté de me concentrer. Il était six heures et demie. On était mercredi. J’étais à la recherche d’un éventuel tricheur. Je m’étais promis de retrouver le dénommé Curzio, le Génois, à Lausanne. Il fallait que j’explique les rapports de Machiavel avec Léonard de Vinci. Et la Banque de Crédit ou les Assurances Vitali n’allaient pas manquer, un de ces jours, de me lancer sur une comptabilité douteuse comme on lance un limier à la chasse au gibier. J’étais Marie Machiavelli, enquêteuse. Je n’allais pas me laisser démolir par un salaud.

J’ai enfilé mon training et mes chaussures de gym, et je suis partie direction lac faire du jogging. Je ne connaissais pas vraiment Morges, mais la ville n’est pas grande et, pour trouver le bord de l’eau, il n’y a qu’à suivre la pente. Pendant que je courais en tentant de ne penser à rien, de drôles d’idées faisaient irruption dans une cervelle que j’aurais pourtant voulu garder vide. Je repensais à Iris, une de mes meilleures amies: elle avait été violée, et j’avais contribué à retrouver son violeur. Ce qui me revenait soudain à l’esprit, c’était ce qu’elle m’avait dit: «Depuis ce viol, j’ai la sensation que je n’arrête pas d’être violée. Ma mère m’a empêchée de devenir pianiste, viol. On n’accepte pas ma candidature, viol. J’ai été mise à la porte de mon appartement parce qu’on le démolissait, viol.» Cela m’avait beaucoup impressionnée. Soudain, j’ai revu la dernière fois où Rico et moi avions fait l’amour, une dizaine de jours auparavant. Et pour la première fois depuis la révélation de la veille, j’ai réalisé que, ce jour-là, cela faisait des mois qu’il couchait avec une autre, que les bans de son mariage devaient déjà être publiés, qu’il m’avait trompée au sens fort du terme. Qu’il m’avait en quelque sorte violée. Je me souvenais du désespoir d’Iris: pour un violeur, tu n’es pas une femme, tu es un vagin, avait-elle crié dans sa douleur. Moi aussi, pour Rico, je n’avais plus été qu’un vagin, une commodité, il n’avait pas «fait l’amour», il avait renvoyé une confrontation désagréable.

J’ai dû m’asseoir, les larmes m’aveuglaient.

Je suis remontée jusqu’au champ de foire. Lucie me guettait à sa fenêtre, il fallait s’y attendre. Je suis entrée dans sa roulotte sans un mot, elle a placé devant moi un petit-déjeuner, et nous avons mangé et bu en silence pendant plusieurs minutes. Il n’y avait en effet rien à dire.

«Il vaut mieux que j’aille au bureau», ai-je fini par articuler.

«Vas-y. Et ne te fais aucun souci, je m’occupe de tout. J’ai un double de ta clef, je ferai ton ménage, à moins que tu ne me l’interdises.»

«Je ne suis pas en état d’interdire quoi que ce soit, Lucie. Merci pour tout.»

Je suis allée prendre le train, Morges n’est qu’à dix minutes de Lausanne, et les trains sont fréquents. Lorsque je me suis retrouvée au Rôtillon, il était près de dix heures. Le moment le plus difficile, ç’a été de passer devant le bureau de Rico, j’ai senti les larmes monter à l’idée que, derrière cette porte fermée, c’était le vide. J’allais avoir un boulot fou à retenir les cataractes, aujourd’hui, je sentais ça.

Sophie a fait comme si de rien n’était. Elle a servi le thé comme d’habitude, et m’a débité la liste des appels arrivés depuis neuf heures. La Banque de Crédit avait annoncé un job pour la fin du mois, une grosse boîte désireuse d’emprunter de l’argent: tous les experts internes seraient déjà pris, j’étais priée de me tenir à disposition. Une marchande de tapis que je connaissais un peu se demandait si je pouvais retrouver une balle de kilims qui s’était évanouie aussitôt la douane passée. Et enfin, ironie du jour, une femme voulait qu’on suive son mari dont elle avait la sensation qu’il la trompait. Nous recevions de temps à autre des demandes de ce genre, mais les refusions systématiquement. Ni Sophie ni moi n’avons de compétences pour ce genre de travail. Si j’en avais eu, j’aurais peut-être remarqué la trahison de mon mec.

«Dites donc, ils se réveillent tous à la fois», me suis-je exclamée en parcourant la liste.

«C’était couru… La banque, heureusement, ce n’est pas pour demain, vous avez encore une bonne quinzaine devant vous. Les tapis, je vais m’en occuper.»

«Très bien. Moi, je vais tenter de voir le compagnon de chambre de Savary. Et je ne vais pas lui téléphoner d’avance. Je vais le surprendre.»

Je suis partie direction La Sallaz et suis arrivée chez les Junot vers onze heures.

«Madame Machiavelli, quelle surprise !»

«J’étais dans le quartier, je me suis dit que votre fils Jacques serait peut-être là.»

«Vous avez de la chance. Il vient de rentrer de son entraînement du matin, et demain il part en stage. Je vais le prévenir.»

On entendait en arrière-fond le bruit de la douche, sous laquelle l’athlète – j’ai supposé que c’était lui – sifflotait. Cela a été confirmé par le fait que sa mère a poussé la porte, qu’elle a dit: «C’est pour toi, Jacques, Mme Machiavelli», et que le sifflo­tement s’est arrêté net.

Le jeune homme qui est entré une dizaine de minutes plus tard était de taille moyenne, mince avec de larges épaules. Il avait les cheveux châtains, les yeux d’un gris très clair et les traits fins.

«Qu’est-ce que je peux faire pour vous?»

Il a posé sa question après une poignée de main et sans autre préambule.

«Vous savez sans doute que les parents de Damien voudraient plus de précisions sur la mort de leur fils.»

«Oui, je sais. Ils pensent que ce n’est pas une mort naturelle. On était tous dopés jusqu’aux yeux, et blablabla.»

«N’exagérons rien. C’est normal que des parents qui ont perdu leur enfant veuillent en savoir plus. Je voulais que vous me racontiez le moment où vous avez trouvé Damien mort dans son lit.»

Il a soupiré profondément.

«J’ai raconté ça dix fois: à la police, aux jour­nalistes, aux autorités cyclistes, aux parents de Damien.»

«Je compatis. Mais faites un effort pour moi. Je préfère votre récit à un rapport de seconde main.»

Il a réitéré son soupir, mais il faut croire qu’il s’était résigné d’avance à la nécessité de se répéter.

«On était allés se coucher tôt la veille. On était à quelques jours de Liège-Bastogne-Liège et on ne faisait plus de folies. Il devait être dix heures, au plus tard. Une fois qu’on a été couchés, on a encore bavardé quelques instants, et puis on a éteint. Moi, je ne sais plus rien jusqu’à sept heures. On a frappé à notre porte; d’habitude c’était Damien qui répondait, mais là, comme rien ne se passait, j’ai fini par réagir. Je suis allé à la fenêtre, et j’ai tiré les rideaux.»

«Sans allumer?»

«Oui, sans allumer, la lumière du jour qui filtrait suffisait.»

«Et alors?»

«Alors, quand je me suis retourné pour dire: debout paresseux, ou quelque chose de ce genre, j’ai eu le choc de ma vie: Damien était à moitié hors du lit, comme s’il avait voulu se lever, le haut du corps par terre, une jambe sur le lit et une en travers. Le visage… Le visage…» Sa voix a tremblé. «Il avait les yeux ouverts, mais ce n’était pas ses yeux. C’était… C’était comme une bête traquée qui m’aurait fixé. Il… Je pense qu’il a eu peur, à la dernière seconde.»

Est-ce que vraiment il pouvait apercevoir les yeux du mort d’où il était? Je ne me souvenais pas exactement de ce qu’on voyait lorsqu’on était devant la fenêtre. Pour l’instant, j’ai laissé passer.

«Peur? De quoi?», me suis-je contentée de dire.

Il m’a regardée comme si j’étais débile.

«Peur de mourir, tiens.»

«Vous croyez qu’il a compris qu’il était en train de mourir?»

«Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache, moi?»

«Bon. Ses yeux vous regardaient comme ceux d’une bête traquée. Et puis?»

«Je suis sorti de la chambre, j’ai crié, je ne sais plus bien à vrai dire, je crois que j’ai perdu la tête.»

«Et puis? Quelqu’un est venu?»

«Oui. M. Silber quelque chose, le proprio. Il n’est même pas entré dans la pièce. Depuis le seuil il a appelé le médecin sur son portable, et puis la police, je pense, parce que le médecin a été là en quelques secondes, et la policière en quelques minutes. Mais Damien était mort depuis longtemps. Entre deux et quatre heures du matin, ils ont dit.»

«Sa lampe de chevet n’était pas allumée?»

Encore un de ces regards hautains avec une pointe d’apitoiement.

«Qu’est-ce que sa lampe de chevet vient faire là?»

«S’il était à côté de son lit, c’est qu’il avait voulu se lever. Au milieu de la nuit, il devait faire noir, non? Et pour se lever, on a tendance à vouloir allumer sa lampe.»

Quelque chose comme un pli a barré le front lisse de Junot.

«Je vois. Non, sa lampe de chevet n’était pas allumée pour autant qu’il m’en souvienne.»

«Et ensuite?»

«Ensuite, rien. Ils ont scellé la chambre, c’est la policière qui a sorti mes affaires, et notre directeur sportif a interrompu le stage.»

«Mais vous êtes tout de même allés courir Liège-Bastogne-Liège?»

«Évidemment.»

«L’espoir numéro un était mort, pourtant? Et se retirer de la course par respect, cela se fait?»

«D’abord, quand une équipe est inscrite, elle participe, sauf catastrophe. Et ensuite, l’année dernière Damien avait été deuxième, mais moi j’étais troisième. Mon directeur sportif m’a encouragé à courir pour Damien, à gagner pour lui.»

Je connaissais la réponse, mais j’ai tout de même demandé:

«Et vous avez gagné?»

«Non, j’ai été deuxième. J’ai manqué la victoire d’un boyau, au sprint. Mais je gagnerai la prochaine fois.»

C’était dit sur le ton de la certitude, sans modestie superflue.

Il a été inutile de vouloir partir, la famille se mettait à table, et Mme Junot a insisté. Je n’étais pas dans un état psychique qui me permette de résister à la gentillesse des gens, aussi me suis-je laissé faire. Ça m’a donné l’occasion d’observer Junot, qui a fui mon regard avec constance pendant tout le repas. Ce petit gars avait eu le culot de me dire qu’une équipe inscrite participe aux courses sauf catastrophe. Si je suivais son raisonnement, la mort de son coéquipier et ami d’enfance n’était par conséquent pas une catastrophe.

À deux heures, j’étais de retour au bureau. Ma schizophrénie était à son comble, j’étais toute à mon boulot, ma personnalité souffrante était au placard, je ne sais pas moi-même comment j’ai survécu à cette journée.

Le fait est que, de ma voix la plus usuelle, j’ai appelé la Banque de Crédit pour confirmer ma disponibilité. Au milieu de l’estomac, il me semblait avoir un grand trou, qui saignait à jet continu. Mais j’en faisais abstraction, et tant que j’étais occupée je ne sentais pas la douleur.

Une fois que j’ai liquidé toutes les petites choses urgentes, il était quatre heures. J’ai tenté d’appeler Marietta, mais je n’ai atteint que sa messagerie. Je me demandais si Walser allait revenir, ou si Sophie l’avait chassé à tout jamais. Je commençais de toute façon à regretter d’avoir accepté de faire sa recherche.

«Demain matin, je vais à Vétroz fouiller le chalet de Savary», ai-je finalement décidé.

«À propos», a dit Sophie, «il vous faut partir pour Amsterdam vendredi en fin d’après-midi, samedi toutes les places à prix raisonnable étaient prises. J’ai prévenu le Dr Van Holt, ça lui était égal, vous partez à dix-huit heures. J’ai changé la réservation de votre hôtel, tout est en ordre.»

«Tant mieux, ça me fera du bien d’être ailleurs.»

«C’est aussi ce que je me suis dit.»

À cinq heures, je suis allée au Carlton, mais j’en suis repartie sans rien boire. J’avais la sensation de ne pas pouvoir continuer à vivre comme si rien ne s’était passé.

Je suis descendue jusqu’à la rue Centrale pour aller prendre la ficelle, puis le train. J’irais tenir la caisse aux carrousels, faire quelques tours de roue, ça me soulagerait sans doute. Mais à la hauteur de la rue Pépinet, je n’ai pas résisté: l’habitude de l’apéro était trop forte. Et puis… Allez, Marie, avoue. Rencontrer le Dr Van Holt, ça t’arrangerait. Car il paraît qu’il t’aime, lui. Je me suis trouvée méprisable d’avoir de telles pensées, ce qui ne m’a pas empêchée de grimper la rue et de pousser la porte du Café Romand.

Il m’a vue avant que je ne le repère, s’est levé et m’a fait signe.

«J’ai pris goût à votre apéro», ai-je dit en guise d’excuse autant que de bonjour.

Il a ri, franchement, et j’ai eu la désagréable sensation qu’il lisait dans mes pensées. Je me suis sentie comme une gamine prise en faute. Décidément, je n’étais plus moi-même.

Il a commandé mon Jonge Genever, s’en est commandé un autre, et nous avons échangé quelques platitudes sur le fait que nous partirions le surlendemain soir.

«Vous connaissez Amsterdam?»

«Vaguement. J’y ai passé un week-end avec mon père, je devais avoir dix-sept ans. J’ai des images magnifiques; nous avions fait un tour sur les canaux. Et mon père m’avait emmenée dans un restaurant exotique, balinais je crois. Mais non, je ne peux pas prétendre connaître une ville que j’ai visitée il y a plus de vingt ans.»

«Vous me permettez de vous la faire connaître à mon tour?»

«Euh… Oui, si vous n’avez rien de mieux à faire.»

«Comme personne ne sait que j’arrive, et que personne ne saura que je suis là, je n’aurai rien d’autre à faire à part nos coureurs cyclistes dimanche. Ils seront deux, finalement.»

«Dans ce cas-là…»

J’ai tout juste réussi à retenir les larmes. Il n’aurait plus manqué que ça.

«Demain, je vais visiter l’appartement de Savary», ai-je dit pour parer au danger, et ç’a marché.

«Ses parents auront tout nettoyé derrière lui.»

«Non. Ils ne sont pas comme ça. Ils m’ont dit catégoriquement que si leur fils est mort parce qu’il s’est dopé, ils veulent le savoir. Ils n’ont pas l’intention de faire de Damien une icône. Et d’ailleurs ils ne sont jamais allés là-haut depuis qu’il est mort.»

Soudain, l’impassible Van Holt a débordé d’excitation.

«Mais alors, s’il prenait des médicaments interdits, ils pourraient encore traîner dans sa table de nuit?»

«Je suppose, oui.»

«Je viens avec vous. Non, ne protestez pas, je suis votre assistant, les parents Savary m’ont accepté, vous pourriez manquer des choses que je suis susceptible de voir. Je vous en prie.»

«Si vous présentez les choses ainsi, je ne peux pas refuser. J’y vais en train et c’est à Vétroz, en Valais.»

«Parfait, on y va en train.»

«Vous y tenez tant que ça?»

«Ce pourrait être une chance. Ce ne seront pas les poubelles de Lou Gehrig, mais qui sait…»

Je voyais son point de vue.

J’ai jeté un coup d’œil à ma montre.

«Il faut que je rentre, j’ai un train dans un quart d’heure.»

«Vous n’habitez pas Lausanne?»

«Pas en ce moment. Je suis chez des amis à Morges.»

J’ai vu poindre la question suivante, mais il l’a retenue, et s’est contenté d’un de ses sourires à la Bogart. Nous nous sommes serré la main et je suis partie au pas de course, persuadée qu’il aurait voulu me raccompagner chez moi. Maintenant que mes œillères étaient tombées, je voyais qu’il m’aimait bien. Non que cela m’ait émue outre mesure. Je trouvais qu’il avait un magnétisme certain et, une fois la raideur des premiers jours surmontée, il était drôle et sympathique. Mais je ne croyais pas trop au coup de foudre dont avait parlé Jérôme. De toute façon, Van Holt était probablement marié. Et pendant toute ma vie amoureuse, assez agitée avant que je ne rencontre Rico, j’avais toujours respecté scrupuleusement une règle: ne jamais «enlever» un homme marié à sa femme; tout plaisir aurait été noyé par l’idée des souffrances de l’épouse, que je n’avais aucune peine à me représenter. Je n’ai jamais pardonné au type qui avait prétendu être en instance de divorce pour me faire céder à une époque où j’étais encore relativement inexpérimentée. Je le rencontre encore de temps à autre, et je n’arrive toujours pas à lui dire bonjour.

J’ai passé une excellente soirée à la caisse d’une sorte de grand huit nommé «Magic Mouse», il y avait du monde, de là où j’étais j’entendais trois bandes-son à la fois; c’était étourdissant, et tout cela conjugué m’a empêchée de penser à mes petits malheurs. Excepté bien entendu au moment où j’ai soudain distingué, seul, Elvis chantant, pour la cent millionième fois peut-être:

Since my baby left me, found a new place to dwell,

Down at the end of Lonely Street, at Heartbreak Hotel.

I get so lonely, baby, I get so lonely I could die.

Comme quoi je n’avais pas le monopole de l’Hôtel des cœurs brisés. À vélo, au foot, côté micros ou côté public, nous étions une grande famille.

Ayant survécu à la soirée, et passé une nuit paisible à ma grande surprise (dans les romans, la souffrance vous donne toujours des insomnies), le lendemain matin j’ai pris un train qui allait tout droit en Valais. À Lausanne, Van Holt m’a rejointe, une petite valise à la main.

«Vous partez en voyage, Docteur?»

Il m’a regardée un instant de cet œil sardonique que je trouvais peu rassurant.

«Je suis un chercheur scientifique, chère mada­me, et lorsque je pars en inspection poubelles j’emmène quelques instruments.»

Là-dessus nous avons pillé le minibar du train: ni lui ni moi n’avions déjeuné. Le café est détestable, mais mieux ça que rien. Et puis à deux c’était amusant. Comme si nous avions joué à la dînette.

À Sion, nous avons pris le car qui, en quelques minutes, nous a amenés au village de Vétroz. Le chalet des Savary était sur la hauteur, une construction modeste. Il se distinguait de ceux qui l’entouraient parce qu’il n’y avait pas de géraniums aux fenêtres; les volets étaient restés ouverts.

Lorsque nous y sommes arrivés, et que j’ai fait mine d’enfiler la clef dans la serrure, Van Holt m’a arrêtée. Il a posé sa valise sur le sol, s’est accroupi pour l’ouvrir: il en a extrait deux combinaisons blanches et m’en a tendu une.

«Qu’est-ce que c’est que ça?»

«Ne polluons pas le site plus que nécessaire. Je me facilite le travail.»

Je me trouvais ridicule, habillée comme un membre de la police scientifique, mais Van Holt était sérieux comme Artaban, si je peux dire. Cerise sur le gâteau, il m’a aussi forcée à enfiler des gants. Nous sommes entrés.

Et pendant que je fouillais les tiroirs, il s’est attaqué à la salle de bains et à la chambre à coucher de Damien. Nous avons travaillé chacun de notre côté sans échanger un mot pendant au moins deux heures. À un moment donné, je suis allée voir ce qu’il faisait, je n’entendais aucun bruit. À la salle de bains, il recueillait avec des pincettes des poussières que je n’arrivais même pas, à un mètre de distance, à voir. Je suis repartie sur la pointe des pieds, sans qu’il me remarque.

Puisque j’étais vêtue comme dans les polars TV, j’ai fait comme à la télé: je me suis mise à feuilleter tous les livres. Il n’y en avait pas beaucoup, mais tous de qualité: Apollinaire, Michaux, Auster, Yourcenar, quelques Série noire, et ainsi de suite. Je n’espérais pas grand-chose de ce geste que je qualifiais en moi-même de théâtral, me disant par ailleurs que c’était sans doute la bibliothèque des parents plutôt que celle de Damien. J’avais tort: soudain, un feuillet qui avait tout d’une ordonnance de médecin a voleté jusqu’au sol. Elle était pour Damien Savary, un nom de médicament indéchiffrable, et la mention «renouvelable». Elle était datée du mois précédent. Je suis allée la montrer à Van Holt. Un coup d’œil lui a suffi:

«Corticoïdes. Prescrits tout à fait légalement. Je ne connais pas ce médecin, vous verrez qu’il s’occupe exclusivement ou presque de sportifs.» Il a retourné l’ordonnance dans tous les sens. «C’est ça, le pire. Les médecins complaisants. Savary a sans doute acheté cela en toute légalité, et il aura eu un certificat médical qui en justifiait l’usage en cas de contrôle.»

Il a mis l’ordonnance dans sa valise.

Cela dit, il me semblait que, en dépit de notre mascarade, nous n’avions tiré qu’un maigre butin de ce chalet. Il n’avait pas parlé, comme ils disent dans les polars, ou du moins il n’avait pas dit grand-chose.

Nous étions sur le point de partir, Van Holt avait sa petite valise à la main, lorsque dans le coin vestiaire de l’entrée nous avons vu un gros sac de sport et une valise que la porte, qui s’ouvrait vers l’intérieur, masquait lorsqu’on entrait.

Nous nous sommes regardés: cela faisait des heures qu’on était là, nous avions faim, et à cette altitude il ne fait pas précisément chaud dans une maison qui n’a pas été chauffée depuis des semaines. Nous étions à deux doigts de laisser tomber.

«Au point où nous sommes…» a fini par dire Van Holt.

Nous sommes revenus sur nos pas, avons posé les deux bagages sur la vaste table de la cuisine, et chacun de nous en a attaqué un. J’ai pris le sac de sport, Van Holt la valise.

J’ai ouvert. Il y avait une tenue de cycliste, des aérosols de produits qui m’étaient inconnus, des outils, une bouteille d’eau vide, un mouchoir, et ainsi de suite. Tous ces objets avaient été empilés à la hâte, on ne reconnaissait pas le tempérament soigneux qui s’exprimait dans le reste du chalet.

J’ai levé la tête pour faire part de ma perplexité à Van Holt. Il était comme figé, une feuille à la main, la surprise au coin de la lèvre.

«Incroyable !» a-t-il fini par sortir.

«Qu’est-ce qu’il y a?»

«Vous savez ce que c’est, ça?»

Question oiseuse s’il en fut. J’ai fait le tour de la table pour voir. C’était un électrocardiogramme.

«Alors?»

«C’est l’électrocardiogramme de Savary, il date d’il y a quelques semaines», a dit Van Holt comme si cela expliquait tout.

«Ç’a l’air de vous étonner.»

«Il y a de quoi ! Vous voulez dire que ça m’a coupé le souffle.»

«Mais pourquoi?»

«Parce que pour un électrocardiogramme de sportif, c’est incroyable… Incroyable. Le type qui avait cette courbe-là n’aurait pas dû donner un coup de pédale de plus avant qu’on ne le soigne, et sérieusement même.»

«Il ne s’en est pas rendu compte et on ne l’a pas informé, vous voulez dire?»

Il a replongé la main dans la fente à peine visible au fond de la valise et en a tiré une chemise en plastique d’où il a extrait une autre feuille, qu’il a parcourue.

«Intéressant, intéressant… qu’en termes ambigus ces choses-là sont dites.»

Dans un coin de la valise, j’ai enfin vu l’objet que je n’espérais plus trouver: le portable du mort. C’était un de ces téléphones assez volumineux que l’on ouvre, et à l’intérieur desquels il y a un clavier et un petit écran. Cela permet de surfer et d’envoyer et recevoir du courrier électronique. J’ai voulu l’allumer. La batterie était déchargée, il fallait s’y attendre, mais le chargeur était là aussi. Je l’ai pris et, sans commentaire, j’ai enfilé les deux objets dans mon sac.

Encore une fois, nous nous sommes regardés.

«Vous avez mauvaise mine, et je parie que vous êtes ravagée par la faim», a fini par dire Van Holt. «Et je dois avoir une tête équivalente. Je vous propose que nous emmenions tout cela. Vous avez compris ce que c’est, n’est-ce pas?»

«Oui. Ce sont les affaires que Savary avait avec lui quand il est mort. Quelqu’un les a rapportées.»

«Ce qui signifie que quelqu’un est tout de même venu ici dernièrement.»

«Je parie que ce quelqu’un n’a pas été plus loin que la porte.»

«Possible. En tout cas, personne n’avait fait le ménage.»

Je voulais en avoir le cœur net. J’ai appelé les Savary, et je suis tombée sur Juliette.

«Dites-moi, Juliette, vous m’avez bien dit que personne n’était allé à Vétroz depuis la mort de votre fils?»

«Non. Je vous ai dit que, moi, je n’y étais plus retournée. Mon mari est allé y déposer les affaires de Damien. La police, ou son équipe, je ne sais plus, les a renvoyées par la poste, et quelqu’un a mis l’adresse de Vétroz en pensant que nous y vivions aussi. La postière nous a appelés, et un jour en passant mon mari est allé tout déposer au chalet. Derrière la porte, m’a-t-il dit, il n’avait pas eu le courage d’aller plus loin. Pourquoi?»

«Parce que nous venons de les trouver derrière la porte, et qu’il y a là quelque chose d’intéressant. Vous avez le temps de nous recevoir, cet après-midi? Je suis avec le Dr Van Holt, qui m’assiste.»

«Oui, sans problème. Vers quatre heures, ça vous va?»

«D’accord, entre quatre et cinq.»

Nous avons tout ramassé, et avant de partir j’ai encore fermé les volets. On ne sait jamais ce qui est le plus sûr. Fermés, les volets signalent l’absence, mais ouverts sur des fenêtres sempiternellement sombres aussi, et en plus cela facilite l’entrée d’éventuels cambrioleurs.

N’empêche, dans l’état d’esprit où j’étais, j’avais l’impression de fermer les yeux à un mort.

 

(à suivre)

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

Un commentaire
1)
Saluki
, le 09.08.2009 à 11:21

Et aujourd’hui on apprend le décès d’un pauvre footballeur « cardiaque » lui aussi à 26 ans.