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Une enquête de Marie Machiavelli, Hôtel des coeurs brisés (8)

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

 

 

VIII

 

 

La journée qui allait finir par être une des pires de ma vie a commencé plaisamment. Van Holt et moi nous sommes retrouvés au petit-déjeuner à une heure indûment matinale, et pourtant, à peine avions-nous avalé trois gorgées de café que nous bavardions déjà comme s’il était midi. C’est toujours difficile pour quelqu’un de latin comme moi d’admettre que les gens du Nord ont besoin de temps pour dégeler.

Nous avons pris le train, nous sommes installés dans un compartiment de première où nous sommes restés seuls jusqu’à Milan, nous avons changé de train sans cesser de discuter. Dans le wagon suisse, nous nous sommes mis du côté où il n’y a que deux sièges. La discussion a repris. Nous avons certainement reparlé de drogue, mais pas trop, si mes souvenirs sont bons, ce dont je doute, en fait. Rétrospectivement, il me semble que ma mémoire de ce jour-là est floue. Mais je sais que nous avons échangé des impressions de lecture, que nous nous sommes raconté nos films préférés.

Le train longeait déjà le Léman lorsque j’ai pensé à appeler Sophie:

«Je serai à l’agence d’ici une heure. Nous venons de passer Aigle.»

«Parfait, je vous attends.»

Encore une fois, son ton m’a paru bizarre. Elle a toujours la voix détachée de la secrétaire stylée, mais là c’était surfait.

«Quelque chose ne va pas?»

«Non, tout va bien.» L’autre ligne s’est mise à sonner. «Excusez-moi, je réponds.»

«Bon. À tout à l’heure.»

Je suis restée persuadée qu’elle était contrariée, mais les raisons de son mécontentement attendraient encore une heure.

À la gare, Van Holt et moi nous sommes serré la main, chaleureusement cette fois, on n’était plus loin de la bise entre amis, et j’ai pris la ficelle – le métro, appelle-t-on ça, pompeusement à ce qu’il m’a toujours semblé. La fraîchement nommée place de l’Europe, sous le Grand-Pont et à la sortie du pseudo-métro, est actuellement sens dessus dessous: on creuse pour prolonger ce que je continue à appeler «la ficelle», en souvenir du temps où les wagons étaient à crémaillère, jusqu’aux hauteurs de la ville: lorsque ce sera fait, le métro sera enfin vraiment digne de son nom.

J’ai longé la rue Centrale, et me suis bientôt retrouvée au Rôtillon. Il était trois heures. J’ai grimpé les étages quatre à quatre, et j’ai poussé la porte. La première chose que j’ai vue, c’est Rico assis dans mon bureau, droit comme un piquet dans le fauteuil des clients, comme un étranger. Sophie était à sa place, le visage fermé, elle répondait au téléphone.

Je me suis précipitée.

«Rico ! Enfin… Mais où étais-tu?»

J’ai voulu l’embrasser, et, en temps normal, il serait venu à ma rencontre bras ouverts. Là il est resté assis, les yeux dans le vague. Je me suis arrêtée net.

«Qu’est-ce qui se passe?»

J’ai fait le tour de mon bureau et me suis assise sur ma chaise pour le voir en face. Je n’avais jamais vu Rico, l’impulsif au volcanique tempérament tsigane, être fuyant – en tout cas pas avec moi.

Il s’est raclé la gorge.

«Marie, il faut que je te dise…» Il a fait une pause pendant laquelle j’ai eu la sensation que mon cœur pesait soudain une tonne et qu’il était trop gros pour ma poitrine. Un jules qui commence par un tel préambule ne peut avoir qu’une chose à vous dire. Il a tout de même réussi à me surprendre.

«Je me suis marié.»

«Tu t’es… Quoi?» J’avais forcément mal entendu.

«Marié», a répété Rico.

«Tu t’es marié? Et avec qui?»

«Tu ne connais pas.»

Nous nous sommes regardés en silence pendant trois bonnes secondes. J’avais perdu l’usage de la parole. Et c’est lui qui a repris.

«Au départ, c’était juste une aventure, c’est arrivé par hasard. Et puis elle s’est retrouvée enceinte, et je ne peux pas…»

La parole m’est revenue d’un coup.

«Enceinte? Mais qu’est-ce que tu racontes? Tu es stérile, tu le sais; plusieurs médecins te l’ont dit. Dis plutôt que tu es tombé sur une nana qui veut te coller le rejeton d’un autre.»

Il est redevenu lui-même, brûlant d’indignation.

«Absolument pas. C’est une fille très bien, qui ne ment pas. Les médecins se sont trompés sur mon compte.»

Il a continué sur ce ton-là encore deux minutes au moins, parlant de miracle, de don du ciel de la dernière heure, et je n’ai plus essayé de l’interrompre. Lorsque Rico se met à vous noyer de paroles avec ce feu-là, ce n’est pas la peine, il n’écoute pas. Mais moi non plus, je n’écoutais plus vraiment. Je sentais monter en moi une rage de celles qui me font même peur à moi-même, parce que je perds le contrôle, et la dernière fois que cela m’était arrivé, j’avais cassé tout ce qui m’était tombé sous la main.

J’ai respiré profondément pour tenter de me reprendre, et lorsque finalement il s’est arrêté, sur un risible: «Tu peux comprendre ça, Marie», j’ai posé les deux mains à plat sur ma table (surtout garder le contrôle), me suis soulevée de ma chaise.

«Dehors ! Sors immédiatement et ne t’avise pas de reparaître devant moi. Je ne comprends pas ça et je suis fière de pouvoir dire que je ne comprendrai jamais.»

Je pensais à l’attirance que j’éprouvais pour Van Holt, et à laquelle il allait de soi que je n’avais même pas eu idée de céder, je n’aurais jamais fait ça à Rico. Jamais je n’aurais donné le moindre encouragement à qui que ce soit si je n’avais d’abord eu de raison sérieuse pour rompre avec Rico, en termes explicites. Je n’aurais jamais agi comme il était en train de le faire, et jusqu’à dix minutes auparavant j’aurais juré que lui non plus.

Il n’avait pas bougé de son fauteuil.

«Tu es sourd? Dehors, j’ai dit. Ramasse tes affaires et fous le camp, je ne veux plus te voir.»

Il s’est levé et a esquissé un geste. J’ai fait un pas en arrière, j’avais l’impression que la main qui avançait vers moi était une tête de vipère.

«Marie…», a-t-il encore tenté.

«De-hors !»

On a entendu la chaise de Sophie se mouvoir bruyamment. Rico a dû comprendre, il est sorti, et j’ai entendu ses pas s’évanouir dans l’escalier, puis la porte cochère se fermer. Il ne s’était pas arrêté à son bureau.

Je suis restée là, immobile. J’avais peur de la douleur que je ressentirais si j’esquissais le moindre mouvement. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Sophie est entrée sans bruit et est restée dans l’encadrement de la porte, sans rien dire. Elle me regardait, et je ne lui avais jamais vu ces yeux-là. Tendres. Ç’a été ma dernière pensée claire. Après ça, le black-out.

Je ne me suis pas évanouie, je me suis mise à souffrir. Mais la souffrance m’a fait perdre la tête. Je n’ai qu’une faible conscience de Sophie me couchant sur le divan, me passant des linges humides sur le visage. Les sanglots avaient surgi je ne sais d’où, et maintenant ils ne voulaient plus s’arrêter, je ne les maîtrisais pas, et j’avais beau tenter de parler à Sophie, c’était impossible.

J’ai un vague souvenir de la sonnette, puis du visage renfrogné de Walser, de la voix de Sophie:

«Vous ne voyez pas qu’elle a eu un malaise. Sortez, ici vous n’êtes pas chez vous !»

«J’ai payé, j’ai droit…»

«Rien ne vous donne le droit de vous conduire en malotru. Et si ce n’est que ça, je vous rends votre argent ce soir, vous pouvez aller vous faire voir ailleurs. Maintenant, sortez d’ici, s’il vous plaît, avant que je ne fasse un malheur.»

Elle l’a poussé vers la porte, qu’elle a tenue grande ouverte pour lui. Il est sorti, impressionné sans doute par cet éclat inattendu de la part de l’impassible Sophie.

Le temps qu’elle revienne auprès de moi, j’avais quelque peu repris mes esprits. J’ai enfin réussi à articuler:

«Si c’est ainsi qu’on traite nos clients, rien d’étonnant qu’on en ait moins, ces temps-ci.»

Sa colère retombée d’un coup, elle s’est mise à rire, et j’ai réussi à rire avec elle à travers les larmes. Je me suis redressée et me suis assise. Sophie m’a tendu un verre, dans lequel j’ai trempé les lèvres. C’était du whisky.

Elle s’est assise dans le fauteuil en face de mon divan, et nous nous sommes regardées en silence pendant plusieurs minutes. Que dire?

«Vous vous étiez doutée, Sophie…?»

Elle s’est servi un whisky avant de répondre. Décidément, on était dans l’exceptionnel.

«Vendredi dernier, mon agrafeuse s’est cassée. Je suis descendue chez M. Kepler chercher la sienne. Son bureau était ce qu’il y a de plus habituel. Des papiers partout. Lundi, je suis redescendue la remettre en place, et le bureau était vide. Il n’y avait plus que les meubles, mais tous les papiers, tous les bouquins, tous les appareils avaient disparu. Il avait déménagé pendant le week-end. J’ai pensé que lorsque nous nous sommes téléphoné vous me diriez quelque chose, mais vous n’en avez pas parlé, je n’ai rien dit non plus: sa serrure n’avait pas été forcée, sa porte pas démolie, il ne pouvait avoir déménagé que lui-même. J’ai téléphoné à ses divers journaux, et partout on m’a dit qu’il ne travaillait pas pour eux, cette semaine. Pour finir, une téléphoniste a lâché: “ Mais il a déménagé récemment. ” Elle m’a donné la nouvelle adresse et j’y suis allée hier soir. Il m’a raconté la même histoire qu’à vous, et je dois dire que j’ai eu envie de le tuer. Je l’ai averti que s’il n’était pas là pour vous parler lui-même à la minute où vous rentreriez, je m’arrangerais pour lui casser la figure.»

Cela m’a fait sourire, et elle a souri aussi, consciente du fait qu’elle aurait probablement eu de la peine à mettre sa menace à exécution.

«Je ne suis pas une violente, mais il y a des limites», a-t-elle ajouté, sur un ton railleur. Puis elle est redevenue sérieuse: «Après l’avoir menacé, je me suis permis d’utiliser la clef de secours de votre appartement, et je suis allée voir chez vous. Il a tout enlevé aussi.»

«Vous voulez dire que…»

«Il a pris ses affaires et a laissé les meubles. D’après les traces sur les murs, il a dû prendre quelques tableaux et, si j’en crois les vides dans la bibliothèque, quelques livres.»

«Mon Dieu, il va falloir que j’affronte…»

«Il n’en est pas question. Les Girot mettent à votre disposition une roulotte jusqu’à ce que vous ayez trouvé un autre appartement. Ils sont à Morges en ce moment, ce n’est pas trop loin.»

«Mais…»

Elle a poursuivi comme si je n’avais rien dit.

«Je me suis permis de déménager quelques-unes de vos affaires. Vous aurez de quoi vous habiller, de quoi lire, et tout ce qu’il faut pour cuisiner si vous en avez envie.»

Je me sentais comme infirme, incapable de me secouer, de prendre la moindre décision, j’écoutais Sophie comme un enfant qui acquiesce à tout ce que lui dit sa maman. Et en même temps l’idée de ne pas me retrouver avenue de Rumine seule me soulageait, me rendait même un peu de mes ressources.

Le téléphone a sonné, elle est allée répondre.

«Enquêtes Machiavelli?… Ah, monsieur Barraud… Oui. Oui, je comprends, je vais voir si elle est là.»

Je m’étais levée et m’étais rapprochée de mon combiné.

«Passez-le-moi, Sophie… Salut, Marcel.»

«Salut, Marie, je viens aux nouvelles.»

La voix de Marcel a eu un effet pour ainsi dire magique. Ma personnalité s’est dédoublée. C’est l’enquêteuse qui lui a répondu.

«Je viens de passer deux jours passionnants avec un médecin qui est pour ainsi dire un spécialiste du dopage. On a fait une vérification sur le terrain. Ce n’est pas que j’en aie eu un besoin pressant mais, lui, il avait besoin de quelqu’un comme moi, et on a fait un deal. Je l’aide et il m’aide. Je te raconterai.»

«Qui c’est, ce médecin?»

«Le Dr Van Holt. Jan Van Holt.»

«Eh bien, dis donc ! Tu n’y vas pas de main morte.»

«Pourquoi?»

«Il faisait les contrôles inopinés aux Pays-Bas, il y a une dizaine d’années. Quand il arrivait, tout le monde tremblait dans ses bottes. Il est impitoyable, et pas moyen de finasser, avec lui. C’est vraiment un médecin, pas une de ces girouettes comme il y en a.»

«Impitoyable? Il a bien parlé de contrôles, mais il ne m’a pas dit qu’il était impitoyable.»

«Ils se sont arrangés pour s’en débarrasser il y a des années, et j’imagine qu’il n’y pense plus, il a passé à autre chose.»

«Il se spécialise. Mais, à mon avis, ils vont bientôt se le retrouver sur le paletot, à voir sa spécialisation.»

«Et il t’aide?»

«Disons que, en matière de dopage, je suis en train de faire mes classes. Dans deux jours, si tout va bien, je rencontre un ex-coureur qui s’est dopé à fond pendant plusieurs années. Il a quitté tout ça, et il a raconté. Résultat, tout le monde lui en veut. Et d’ailleurs, il ne peut qu’avoir tout inventé, puisque le dopage n’existe pas.»

«Je sais. À propos, j’avais une proposition à te faire, si tu as le temps.»

«Dis toujours.»

«Le Tour de Suisse, ça te dirait?»

«À moi? Je n’y comprends rien.»

«Justement. Pour comprendre.»

«Et qu’est-ce que je ferais, au Tour de Suisse?»

«Tu viendrais avec moi et Max Schaer, un reporter radio, et tu suivrais les étapes avec nous. On n’est que deux dans sa bagnole, il reste une place. C’est Max qui a eu l’idée, quand je lui ai parlé de toi: il pense qu’un œil neuf et inquisiteur pourrait voir des choses que nous qui sommes habitués ne remarquons plus.»

J’ai réfléchi un instant.

«C’est quand, ce Tour?»

«Mi-juin. Ça dure dix jours.»

«Je vais y réfléchir.»

Nous avons raccroché et je suis retombée dans ma marmite bouillante – ou devrais-je dire sur ma banquise? En peu de mots, j’ai recommencé à saigner mentalement.

Je ne suis pas une imbécile. Je sais bien que même pour une séparation comme celle-là, qui paraissait absolument unilatérale, il faut néanmoins être deux. Et je me suis mise à me demander ce que j’avais pu faire… J’avais dû commettre une erreur géante, pour pousser Rico dans les bras d’une autre. En tout cas, j’avais sous-estimé son envie d’avoir un enfant, puisque la simple idée d’être père pouvait faire perdre le nord à un type comme lui, un journaliste critique, toujours prêt à mettre en doute tout ce qu’on lui racontait.

Je me souvenais aussi de la crainte que j’avais ressentie, quelques jours auparavant lorsque Van Holt m’avait emmenée au Café Romand au lieu de venir au Carlton. J’avais soudain eu l’impression, fugitive et aussitôt refoulée, de vivre sur des rails, dans un train-train. Peut-être avais-je trop tablé sur Rico. La confiance illimitée que j’avais en lui lui a peut-être pesé. Une confiance aveugle, trop aveugle.

«Ça va, madame Machiavelli?»

Je me suis rendu compte que Sophie me parlait, probablement depuis quelques minutes.

«Euh… Qu’est-ce que vous pensez? Que ça pourrait ne pas aller? C’est le nirvana, bien sûr.»

«Vous allez tout de même mieux. Me Clair va passer vous prendre.»

«Ah bon? En quel honneur? Il est au courant?»

«Pas par moi. Il a vu M. Kepler, de loin, avec une blonde, et il m’a questionnée. Je lui ai parlé des tiroirs vides, et il a compris tout de suite. Avant moi, je dois l’avouer. Lorsque j’ai vu que M. Kepler avait aussi pris ses affaires dans votre appartement, j’ai appelé Me Clair, et c’est lui qui a organisé la roulotte pour vous.»

«Qu’est-ce que vous pensez de l’invitation de Marcel?», ai-je demandé, juste pour dire quelque chose.

«Si vous ne devez pas faire un grand audit juste à ce moment-là, je trouve que vous devriez y aller. Même si je doute que vous puissiez approcher les gens qui vous intéressent. Ils sont sans doute bien gardés.»

«On a le temps d’y réfléchir. Entre-temps, ma personnalité romantique pourrait prendre le dessus, et, de chagrin, je pourrais perdre la raison.»

«Moi, je crois que votre personnalité machiavellienne va l’emporter, que vous allez plonger dans la réalité et être plus efficace que jamais. De chagrin, Machiavel a écrit Le Prince. Le sien était un chagrin politique, mais pour un passionné, lorsque la politique le trahit, c’est aussi un chagrin d’amour. Et vous, vous allez mettre à nu une tricherie.»

C’était dit sur un ton si théâtral que cela m’a donné le fou rire, Sophie s’est mise à rire à son tour, et c’est ainsi que nous a trouvées Pierre-François, pleurant de rire, tordues sur nos sièges, et incapables d’arrêter. En trente secondes il riait avec nous, et je crois que, de toute ma vie, aucun éclat de rire n’a été aussi libérateur que celui-là.

Lorsque nous avons réussi à nous calmer, je me suis laissée aller sur le divan.

«Je n’épilogue pas sur ce qui s’est passé», ai-je dit.

«En effet. Que dire, sinon que ce type est à la fois un imbécile et un fumier? J’irai voir chez toi s’il a emporté quelque chose qui ne lui appartient pas, et je le lui ferai cracher jusqu’au dernier clou. Viens, Lucie et Jacky t’attendent, ils t’ont préparé une roulotte aux petits oignons. Je suis allé l’inspecter moi-même, tu verras.»

Il m’a pris le bras, a ramassé mon fourre-tout de sa main libre, et m’a entraînée dans les escaliers.

«À demain, Sophie.»

«À demain, madame Machiavelli.»

La roulotte dont avait parlé Pierre-François et où j’allais habiter était un grand camping-car comme on en voit régulièrement sur les routes pour des familles de quatre ou cinq personnes. Mes affaires y étaient rangées, et si le dessein de Sophie, de Pierre-François et des Girot était que je me sente chez moi, c’était réussi. Les Girot avaient dû se serrer pour faire de la place à mon véhicule sur le terrain mais, lorsque j’ai essayé de dire que ce n’était peut-être pas nécessaire, Lucie a eu un geste énergique:

«Marie, jusqu’à ce que tes problèmes soient résolus, tu es ici chez toi, tu fais partie de la famille, tout le monde t’aime bien. Si tu n’as pas envie de faire la cuisine, tu peux toujours venir manger chez nous. Et si tu as le cafard, même au milieu de la nuit, tu es priée de venir frapper. Que dis-je, priée. Je t’ordonne de venir frapper.»

Du coup, j’ai recommencé à sangloter. Lucie m’a entouré les épaules en me murmurant des mots de consolation que je ne comprenais pas, pendant que Pierre-François tambourinait sur la table en répétant entre les dents, comme une litanie:

«Ah, le salaud ! Ah, le salaud ! Ah, le salaud !»

Mon téléphone a sonné. Maudit téléphone.

J’ai pensé que c’était Sophie et j’ai répondu.

«Allô?»

C’était Van Holt.

«J’ai pu organiser un rendez-vous avec un ­ex-cou­­­­­­reur cycliste qui est prêt à tout vous raconter. Est-ce que samedi ou dimanche vous irait? Les autres jours, il travaille et n’a pas le temps.»

«Plutôt dimanche», ai-je dit d’une voix blanche.

«Quelque chose ne va pas, madame Machiavelli?»

«Disons que j’ai une contrariété, Docteur. Mais à part ça, tout va très bien, comme dit la chanson.»

«Je peux faire quelque chose pour vous?»

Me filer un somnifère pour trois semaines, ai-je eu envie de répondre. Mais je me suis contentée d’un:

«Non, non. Je suis entourée. Il est où, votre cycliste?»

«À Amsterdam. Il est possible de faire l’aller et le retour le même jour.»

Quitter Lausanne. Voir la situation de loin.

«Je crois que j’irai à Amsterdam samedi. Ça me changera les idées.»

«OK. Je viens avec vous samedi.»

«Ce n’est pas nécessaire.»

«Je sais. Vous me permettez de faire un saut chez moi?»

J’ai réussi à sourire.

«Si vous me le demandez aussi gentiment, je ne peux pas refuser. Demain matin à la première heure, je retiens un billet.»

«Je m’en occupe. Autant voyager ensemble.»

«D’accord. Mais laissez donc faire Sophie, elle nous trouvera les places les plus chic au meilleur prix. C’est une pro, en la matière. Je vous appelle demain matin.»

«D’accord. Bonne nuit.»

«Bonne nuit.»

Le reste de la soirée est flou. À force de tisanes et de whisky, j’ai fini par dormir quelques heures sans penser à rien, lourdement. Heureusement, le lit était étroit. Cela m’a fait oublier que j’y étais seule, et que c’était un état auquel je ferais mieux de m’habituer. Imbécile que j’étais, ou présomptueuse peut-être, je ne m’étais jamais vue en femme abandonnée.

 

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

 

2 commentaires
1)
Franck Pastor
, le 02.08.2009 à 08:05

On la sentait venir, cette rupture. Qu’elle aille à Amsterdam juste après, son entourage risque de croire qu’elle va se noyer dans des substances douteuses pour oublier ! :-)

Sinon, absolument rien à voir, mais je crois reconnaître Jan Ullrich en couverture du bouquin. Le même homme qui a récemment prétendu que le peloton du Tour de France actuel est « propre »…

Van Holt : Holt vient peut-être de « de holte », en néerlandais la cavité, le creux. On pourrait donc traduire le nom de ce médecin en… Dutroux. J’espère que ça ne présage rien quant à la personnalité du lascar !

2)
Anne Cuneo
, le 02.08.2009 à 16:48

Fort, Frank, de reconnaître Ullrich… C’est possible, je ne me souviens plus. Mon souci était de photographier les coureurs de telle sorte qu’on ne voie pas toutes les pubs qu’ils portent sur eux. Je mitraillais en essayant de réussir mon coup, et je n’ai pas fait attention à qui. Mais Ullrich était bien là.

PS Ceci est une première, j’ai écrit ce commentaire sur mon iPod Touch grâce à l’interface de Noé.