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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (3)

 

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


III

 

La vie personnelle de Marcel était pour moi une nébuleuse. Il avait été l’ami de mon père, qui lui avait, à lui aussi, servi de papa. Je savais qu’il était marié, qu’il avait des enfants, mais je ne connaissais sa femme que par téléphone. Aussi lorsqu’il est arrivé avec une jeune femme resplendissante, genre beauté fatale apprivoisée, je ne sais comment la définir tant elle était belle, ai-je d’abord pensé que c’était elle. Il m’a aussitôt détrompée.

«Je te présente Juliette Savary, Marie. La mère de Damien.»

Ce n’est vraiment pas ainsi que je me représentais la mère éplorée d’un champion cycliste de vingt-six ans.

Juliette Savary m’a serré la main sans rien dire, et je me suis rendu compte qu’elle tremblait de tout son corps. À partir de là, j’aurais été bien incapable de prendre un air rébarbatif. Mon ancêtre ne m’a hélas pas légué la capacité qu’ont les diplomates de faire, en toutes circonstances, mine de rien.

«Que puis-je pour vous, madame Savary?»

«Appelez-moi Juliette, je me sentirai mieux. Voilà.»

Elle m’a tendu une lettre venue d’une autorité thurgovienne dont je n’ai pas sur le moment identifié la nature. Je l’ai parcourue, elle était en allemand. On annonçait à la famille Savary que leur fils était mort de mort naturelle. Une autopsie avait été ordonnée par les autorités compétentes, et rien de suspect n’avait été constaté. L’examen du sang, des urines et des cheveux de Damien Savary n’avait révélé aucune trace de dopage.

«Vous avez le rapport d’autopsie?»

«Non, on ne me l’a pas donné.»

Je n’ai rien dit. Un tel document ne se «don­nait» pas. Si la famille voulait le voir, il fallait qu’elle se déplace.

«Et qu’est-ce qui vous amène chez moi, madame Savary?»

«Ce qui m’amène? Ceci.»

Elle m’a tendu un autre papier. Une liste. L’énumération des cyclistes morts d’un arrêt subit du cœur depuis un an: impressionnante. Il y en avait une douzaine. Y compris un junior de seize ans.

«J’imagine que vous allez me parler de dopage, madame… Juliette?»

«Écoutez, Marie, à vingt-six ans, on ne meurt pas naturellement d’un arrêt cardiaque. En tant que parents, cette explication ne nous suffit pas.»

«Mais… que voulez-vous que je fasse? En plus, ce n’est pas comme si cela s’était passé à Lausanne. Il était à l’autre bout de la Suisse. Ce n’est pas la police vaudoise qui s’est occupée de son affaire. Il se dopait?»

«Non, il m’a toujours dit qu’il ne mangeait pas de ce pain-là.» Elle a écarté mes objections d’un geste. «Ils sont tous en train de se fabriquer une bonne conscience, Damien devait avoir une malformation cardiaque qui n’a pas été repérée de son vivant, qu’ils disent. Ne me faites pas rigoler: il passait continuellement des contrôles. Peu avant le départ de Liège-Bastogne-Liège ils lui ont fait faire un examen de santé complet.»

«Ils n’ont rien trouvé?»

«Pas que je sache.»

«Mais la mort subite, cela arrive…»

Marcel a presque bondi de sa chaise.

«T’as vu cette liste, Marie? Et il ne s’agit que de cyclistes. Il n’y a pas plus de quinze jours, c’est un footballeur qui s’est écroulé sur le terrain, en plein match. Et ce n’était pas le premier, il y en a déjà eu un l’été dernier, on avait attribué cela à la chaleur infernale de ce jour-là. Il n’avait que vingt-huit ans. Non, le pourcentage d’accidents cardiaques mortels dans le sport grimpe en flèche, depuis quelque temps.»

«On pourrait considérer que ce sont les risques du métier, non?»

«Oui, ça pourrait arriver de temps à autre, comme partout. Mais la proportion de sportifs qui meurent avant quarante ans parce que le cœur les lâche est époustouflante. Cinq fois supérieure, selon certains.»

«D’accord, d’accord.»

«Damien ne se dopait pas ! Il n’y a aucune trace dans l’autopsie, qui n’est pas une rigolade. C’est même le contrôle antidope le plus rigoureux qui soit, il me semble.»

«Je ne vois toujours pas ce que je peux faire.»

«Empêcher que la justice ne s’endorme. Ils ont bouclé l’affaire, pour eux c’est réglé, pour les dirigeants de l’équipe de Damien c’est réglé, tout le monde est satisfait. Sauf que Juliette n’y croit pas tout à fait, que d’ex-cyclistes comme moi n’y croient pas du tout, et que ses copains ne disent rien, mais ils doivent avoir leurs doutes, eux aussi.»

«C’est qui, cette équipe?»

«Les Stylo.»

«Ton ex-équipe à toi?»

«Oui.»

«Excuse-moi de te poser la question, mais ce ne serait pas que tu cherches à te venger en remuant de la boue?»

Il m’a foudroyée du regard.

«Tu me blesses, Marie. Je suis prof d’éducation physique, j’aime les gosses. Ça m’énerve de les voir admirer des types qui se dopent, de les voir vouloir faire comme eux. Stimulants compris, sans doute – et pourquoi pas? leurs idoles l’ont fait avant eux. Je ne regrette pas ma carrière de cycliste. Mentalement, je n’étais pas fait pour ça. Mais je suis en très bons termes avec le milieu. Ça m’ennuie d’autant plus de le voir nier l’évidence.»

«Tu me feras avoir mes petites entrées?»

«J’essaierai, Marie, mais je ne garantis rien. Ils font tous comme si rien de particulier n’était arrivé, et j’imagine que, même lorsqu’ils sont entre eux, les doutes sont tabou.»

«Tu ne m’as pas dit que tu travailles avec eux?»

«Je suis consultant pour le Tour de Suisse, ce n’est pas vraiment une fonction centrale, et puis ce n’est pas directement avec eux, c’est avec une radio.» Il a vu la tête que je faisais. «Mais je t’aiderai», s’est-il empressé d’ajouter.

Un silence.

«Si j’avais le courage d’accepter d’être traité en pestiféré par les milieux cyclistes, d’être banni des courses, d’être couvert d’opprobre par les dirigeants, je mènerais cette enquête moi-même. J’ai vu comment tu as découvert par une simple analyse comptable que le DrWeiss prescrivait trop d’EPO; je me suis dit que tu étais la personne idéale. Je me cache derrière toi, si tu veux.»

«Et pourquoi ne supporterais-tu pas d’être banni et insulté, puisque tu…»

La réponse a été véhémente.

«Parce que j’adore le vélo. C’est un sport formidable qu’il faut sauver de lui-même. Et pour contribuer à cela, ne serait-ce que modestement, il faut que je reste dans le milieu. Du moins je le crois.»

J’ai capitulé, et me suis tournée vers Juliette Savary, qui était restée là, immobile, le regard absent.

«Bon, Juliette, je vais essayer. Mais vous comprenez que je ne puisse rien garantir. Ma seule expérience en matière de pratiques douteuses, c’est que, comme le dit Marcel, une fois en vérifiant les factures d’une assurance j’ai découvert qu’un médecin du sport prescrivait de l’érythropoïétine à la louche. À l’époque, certains clamaient haut et fort que l’EPO et le jus d’orange, c’était du pareil au même. J’en sais juste assez pour dire que si on n’en a pas trouvé dans son sang, dans ses urines et dans ses cheveux, c’est que Damien n’en avait pris ni ce jour-là ni la veille. Il faut quelques jours pour l’éliminer. Je vais donc faire de mon mieux, mais je ne promets rien. Je ne sais même pas exactement ce que je cherche.»

Juliette a hésité un instant, puis elle a fini par dire:

«Nous ne sommes pas riches, mais nous sommes à notre aise, nous avons suffisamment d’argent pour aller au bout des choses. Le coût de l’enquête ne doit pas vous empêcher de travailler.» Je l’ai regardée, et elle a dû voir le scepticisme dans mon regard. Elle a fait un geste de la main. «Je sais que vous coûtez huit cents francs par jour, et Marcel m’a dit que cela pourrait durer des semaines. Mon mari et moi sommes disposés à payer vos services quoi qu’ils coûtent. Marcel nous a aussi dit que vous ne profitiez jamais de vos clients.»

Sa voix a tremblé.

«Damien était notre fils unique. Nous l’avons eu alors que nous n’avions pas dix-sept ans, tous les deux. Il a fallu que nous nous battions pour que l’Assistance publique ne nous le prenne pas. Il a changé notre vie. Il nous a donné beaucoup de bonheur. Et maintenant il… il nous a quittés, nous sommes encore jeunes et nous aurions toute une vie devant nous. Mais tant que nous aurons des doutes, nous ne pourrons jamais faire notre deuil, nous ne pourrons pas aller de l’avant. Si nous ne faisons rien, personne ne s’occupera de Damien. Même si vous ratez, on aura essayé.»

Après ça, impossible de se défiler, bien entendu, mais mes doutes s’accroissaient de minute en minute. Moi, le sport, mis à part mon propre jogging… La montagne de mon ignorance m’écrasait d’avance. J’ai sorti en soupirant un contrat du tiroir. Je m’étais souhaité de nouveaux clients, certes. Mais j’aurais préféré une comptabilité bien frauduleuse à un cœur brisé.

Dix minutes durant, Juliette Savary et moi avons parlé de problèmes pratiques. Elle allait m’envoyer tous les documents officiels en sa possession. Nous sommes convenues du rythme de mes rapports. Et enfin je l’ai envoyée dans le bureau d’à côté pour que Sophie prenne note de ses coordonnées.

J’ai profité des deux minutes où nous étions seuls pour murmurer à Marcel:

«Tu reviens rapidos, j’espère?»

«À deux heures, c’est assez tôt?»

«Ça ira tout juste. Je ne sais vraiment pas comment je vais m’y prendre.»

«Ne t’en fais pas, Marie, on sera plusieurs à te donner un coup de main, tu ne seras pas seule.»

Dès qu’ils sont sortis, je suis allée dans la pièce d’à côté.

«On va commencer par boire une bonne tasse de thé, on verra ensuite», ai-je dit.

Lorsque nous avons été installées, notre tasse à la main, Sophie s’est mise en devoir de me rassurer.

«Ne faites pas cette tête-là, madame Machiavelli, ce sera une enquête comme une autre.»

«Vous voulez rire ! Je ne connais strictement rien au sport.»

«Ce que vous cherchez, c’est un tricheur. Comme d’habitude. Que ce soit un comptable, un fonctionnaire, un sportif, que ce soit qui vous voudrez, au fond ils sont tous pareils.»

«Et si le tricheur, c’était le mort?»

«Je ne crois pas une seconde que sa mère ignore qu’il pourrait en être ainsi, en dépit de ce qu’elle dit. Elle a décidé de courir le risque. De toute façon, même s’il était dopé jusqu’aux yeux, Damien Savary n’était pas tout seul. Il fallait bien que quelqu’un lui indique une marche à suivre, lui fournisse la marchandise, et ainsi de suite. Dans ces affaires-là, l’athlète est parfois un bouc émissaire, il n’est jamais l’unique coupable.»

Sophie m’étonnera toujours. Je n’ai jamais compris d’où elle sort. Sa mère était suédoise, elle me l’a dit une fois en passant. Elle est officier de l’armée suisse; elle ne me l’a pas dit, je ne m’en suis rendu compte que le jour où elle m’a tirée d’un mauvais pas en dégainant son arme de service. J’ai réalisé alors que trois des six semaines de vacances annuelles qu’elle avait exigées lorsque je l’avais engagée se passaient à l’armée. Je la soupçonne de tirer aussi bien que moi qui, sans vouloir me vanter, tue une mouche à cent pas. Je n’ai même jamais vraiment compris pourquoi elle était venue travailler chez moi. Elle aurait pu être un de ces bras droits que les grands patrons couvrent d’or. Mais non: tailleurs Armani, manteaux Burberry, chaussures Ferragamo et tout le reste à l’avenant, mais elle a préféré l’agence Machiavelli, située dans un deux-pièces cuisine miteux sans chauffage central.

«Bon, et maintenant, qu’est-ce que je fais? Je commence par consulter un médecin ad hoc, j’imagine. Vous avez une idée?»

Elle est allée jusqu’à son ordinateur et en deux minutes j’avais une liste de dix spécialistes. Deux heures plus tard, j’étais assise en face d’un petit homme sec à l’allure de coureur de marathon. Le DrNiviez avait été champion cycliste, on me l’avait dit. Il était devenu médecin du sport.

«Sophie Devaud m’a dit que vous aviez des questions à me poser. Je vous écoute.»

J’ai hésité un instant. Par quoi commencer? J’avais la tête farcie d’informations ingurgitées depuis le départ de MmeSavary. Allons-y tout droit, ai-je fini par décider.

«Je voudrais savoir si le dopage peut jouer un rôle dans l’arrêt cardiaque d’un sportif.»

Il n’a pas aimé ma question, cela s’est vu – il était encore moins machiavélique que moi.

«Le sport pratiqué raisonnablement est une activité fondamentalement saine. Mais les arrêts cardiaques dans le sport, ça existe comme partout ailleurs. Pensez à Marc-Vivien Foé qui s’écroule sur un terrain de football, ou à Chad Silver qui meurt sur la glace pendant un match de hockey.»

Il s’est ensuite lancé dans une explication sur le rythme cardiaque, sur les troubles circulatoires, et sans doute sur deux ou trois autres problèmes que j’ai loupés par manque de compréhension. Il m’a ensevelie sous une avalanche de termes techniques – tout… pourvu de ne pas répondre à ma question. J’ai fini par m’impatienter, je l’ai interrompu.

«Comment jugez-vous la mort de… Prenons Marc-Vivien Foé. Comment la jugez-vous?»

Je ne savais pas exactement qui était ce Marc-Vivien, peut-être le footballeur dont avait déjà parlé Marcel? Niviez s’est fait aussi onctueux qu’un curé.

«Ce qu’on a constaté après la mort de Foé, c’est que, s’il s’était soumis à un contrôle, on aurait sans doute vu quelque chose. L’autopsie a montré un grossissement du cœur, et cela permet de soupçonner une maladie cardiaque préalable. Un check-up aurait sans doute permis de la découvrir, mais…»

J’avais beau ne pas trop savoir qui était Foé, Sophie venait de m’apprendre que les contrôles des sportifs étaient fréquents, que des cardiologues étaient rattachés à leurs équipes. Pendant ce temps, le cours ex cathedra de Machin avait continué à ronronner. J’ai dégainé ma pire éducation, et je l’ai coupé, une fois de plus.

«Passer des contrôles cardiaques sans qu’on remarque rien, c’est possible?»

«Hélas oui. Je vous parlais de Chad Silver, le ­hockeyeur. Il avait subi un contrôle, il avait fait un test d’effort. Résultats impeccables. Huit jours plus tard, il était mort.» J’ai ouvert la bouche, mais cette fois c’est lui qui m’a coupée avant que je puisse dire un mot. «Mais ce sont là des exceptions. Dans l’ensemble, il a été prouvé que le sport d’endurance prolonge la vie de huit ans en moyenne.»

«Alors, le dopage, ça n’existe pas?»

«Je comprends que vous associiez la mort cardiaque au dopage, mais la plupart du temps c’est une erreur. La mort d’un jeune sportif est toujours une exception, c’est contre nature, et pour cette raison il y a toujours une enquête. On voit arriver le juge, le médecin légiste, on se fait des idées. Bien entendu, on contrôle les possibilités de dopage.»

Oh ! là ! là ! que c’était laborieux.

«Et cela se vérifie?»

«C’est en tout cas notre rôle de chercher. En Suisse, les autorités cyclistes imposent un contrôle annuel complet pour tous les sportifs de pointe. Nous avons un entretien approfondi, nous posons des questions sur les médicaments et les suppléments alimentaires ingurgités. L’examen est exhaustif. Nous procédons à une prise de sang qui est analysée à fond, et il y a bien sûr toujours un électrocardiogramme.»

«Et lorsque le cœur est anormalement gros?»

«Il y a diverses raisons à cela. Cela peut venir de l’entraînement et, dans ce cas-là, c’est sans danger. Il y a une forme de cardiopathie qui peut être le résultat d’un virus, et il faut rappeler que, en cas de maladie virale, on doit à tout prix éviter le sport.»

Allez, Marie, un dernier effort.

«Un cœur trop gros, ce n’est pas un signe de dopage?»

«La mort soudaine dans le sport n’est que très rarement la conséquence du dopage. Et, de toute façon, les contrôles découragent la pratique.»

J’ai décidé de ne pas davantage perdre de temps, ce type-là ne me dirait rien: ou c’était un menteur, un cynique fieffé, ou il vivait dans le déni absolu de la réalité. Une heure auparavant, j’avais lu (sous la plume d’un autre médecin du sport) qu’un cœur trop gros cela pouvait signifier un abus d’anabolisants indécelables après coup. Mais Niviez venait d’esquiver deux fois de suite la question. Je n’étais pas encore tout à fait au clair sur la nature des anabolisants, mais je savais en tout cas une chose: c’étaient des substances interdites.

J’ai dû faire un effort pour cacher mon agacement en prenant congé. Je me suis retrouvée dans la rue avec un sentiment de frustration qui me nouait l’estomac.

Lorsque je suis arrivée au bureau, il était passé cinq heures, Sophie était partie. J’ai appelé Marcel. Heureusement, il était chez lui.

«Qu’est-ce que c’est que ce DrNiviez? Un débile ou un salaud qui, en plus, me prend pour une imbécile?»

Marcel a eu un petit rire amusé.

«Bienvenue au club ! Tu viens de faire ta première expérience de méthode Coué. Non, le dopage n’existe pas, on le cherche, et on ne le trouve pas. Donc: non le dopage n’existe pas. Et ainsi de suite. Ils oublient tout juste de dire – peut-être même d’admettre pour eux-mêmes – qu’ils ne cherchent pas le dopage là où il se voit.»

«D’après Niviez, ils font des prises de sang, des tests d’effort…»

«Oui, et des analyses d’urine. C’est vrai, ils font tout ça. Ils ne trouvent que lorsqu’un sportif est particulièrement maladroit. Même moi, je peux te dire comment on fait pour que rien ne transparaisse dans un contrôle de routine, et je suis sorti de la compétition depuis plus de dix ans. Justement parce que je refusais d’ingurgiter n’importe quoi.»

«Et alors?»

«Certaines analyses des cheveux, par exemple, permettraient de déceler plein de choses. Et une analyse de sang, il y a mille manières de la faire, de la lire.»

«Un de ces jours, il faudra que tu m’expliques ça en détail.»

«Il va nous falloir quelques heures, tu sais, parce que c’est compliqué.»

«Comment se fait-il qu’on découvre des dopés, alors? L’affaire Festina au Tour de France par exemple… quand était-ce? 1997? 1998?»

«1998. Dis-toi bien une chose, Marie: les grosses affaires de dopage n’ont jamais été découvertes par les instances cyclistes, par les contrôles sportifs. Les grandes affaires de triche sont découvertes par la police. Affaire Festina en tête.»

«Ah bon?»

Je n’y avais jamais pensé, mais ça me paraissait absurde.

«Franchement, Marcel, qu’est-ce qu’ils s’imaginent? Ça fait des années qu’on parle du dopage, pour des gens comme moi le sport a perdu tout intérêt parce que, chaque fois que je vois quelqu’un être bon, je me demande ce qu’il a pris. Et les principaux responsables ne voient rien? Être aveugles, ce n’est même pas dans leur propre intérêt.»

«Pense à ton père, Marie, à quel point il était attaché au vélo. Il allait en Italie au bord des routes pendant le Giro, il ne manquait jamais une étape à la radio ou à la TV. S’il était encore là, il oublierait les affaires à mesure pour que son plaisir reste intact. C’est comme ça que fonctionnent les fans.»

«Oui, mais enfin, si tout le monde arrêtait de se doper, les résultats seraient les mêmes. Les champions iraient un peu moins vite, mais ce serait pareil pour tous.»

«C’est tout un système, tu vois. Il y a les sponsors qui veulent des résultats, les fans qui veulent des exploits, des sommes importantes pour les gagnants. Alors on y va de son petit stimulant.»

«Ton idée que c’est la police et non les autorités sportives qui découvrent le dopage…»

«Ma chère Marie, c’est la raison pour laquelle Juliette Savary veut que tu enquêtes. Elle n’a aucune confiance dans les autorités sportives, et elle n’a pas la patience d’attendre que la police, qui d’ailleurs semble déjà avoir jeté l’éponge, résolve le mystère.»

«A-t-on fait des examens suffisamment approfondis?»

«Je ne sais pas, Marie, il faudra que tu enquêtes.»

«Oui, je sais bien. Je pense que je vais aller faire un tour en Suisse orientale, un de ces jours. Qu’est-ce qu’elle faisait là-bas, l’équipe Stylo, d’ailleurs?»

«Ils étaient dans la région du lac de Constance pour s’entraîner, je crois. Je ne sais pas exactement.»

«Je vais me renseigner. Est-ce possible qu’ils se soient trop entraînés?»

«J’en doute. Ils étaient à quelques jours de l’épreuve, Savary était déjà favori. Tu as vu ce qu’il avait fait l’an dernier? Il a dominé la compétition, même s’il ne l’a finalement pas remportée. Cette fois, il aurait carrément pu gagner.»

«Tu sais bien que je suis ignare, je ne sais même pas ce que c’est, ton Liège-Bastogne-Liège.»

«Une classique, comme on dit dans le milieu. Une course, en somme.»

«Merci bien. Mais encore?»

«C’est une compétition d’un seul jour, mais sur un terrain si accidenté que de grands champions, genre Eddy Merckx, par exemple, considèrent que c’est une des épreuves les plus difficiles du monde. Et les Suisses l’ont remportée relativement rarement. Il y a eu Ferdy Kubler, deux ans de suite même. Et puis Gianetti, Pascal Richard, Camenzind… J’en oublie peut-être, mais ils ne sont pas nombreux, en tout cas. C’est si rare que des Suisses gagnent que, quand tu vois arriver un Damien Savary, l’adrénaline grimpe dans les chaumières helvétiques, tu vois.»

«Concrètement, c’était qui, Damien Savary?»

«Un battant. Un type d’une grande énergie, un bon grimpeur, et surtout un gars qui ne lâchait jamais. Il aurait fini par être un grand champion.»

À force de me répéter ça, il m’a donné une idée.

«Il n’aurait pas pu être assassiné par un rival à qui il faisait de l’ombre, ton Savary?»

On était au téléphone, mais j’ai en quelque sorte vu sa surprise le long du fil.

«Mais qu’est-ce que tu racontes?»

«Ben quoi? Les cyclistes ont le droit de se suicider aux produits dopants sans que personne ne s’en étonne, mais qu’on dise qu’ils pourraient s’assassiner entre eux et voilà que tu tombes des nues. Je croyais qu’ils étaient prêts à tout pour arriver au sommet?»

«Oui, mais…»

«Tu n’avais pas envisagé ça?»

«N… non. Non ! Nom d’un chien, Marie, mais tu gamberges !»

«Mettons. En attendant sois gentil, dis-moi, c’était qui le principal rival de Damien Savary?»

Un long silence.

«J’hésite entre plusieurs noms», a fini par dire Marcel. «Il faut que je réfléchisse. Je dois me faire à cette idée, qui me semble invraisemblable, tout de même. Tu peux ironiser tant que tu veux, mais à mon avis c’est vraiment comme ça: les cyclistes se détruisent peut-être aux produits dopants, mais c’est à la tactique, à l’entraînement, qu’ils se mesurent. Ils ne se tuent pas les uns les autres dans leur lit.»

«Il y a toujours une première.»

Je l’ai dit en rigolant, mais il m’a prise au sérieux.

«Je vais réfléchir pour voir si quelqu’un avait intérêt à éliminer Savary, Marie, je ne peux rien te dire d’autre. Je ne prononcerai aucun nom imprudemment.»

Là-dessus, nous nous sommes souhaité une soirée exceptionnelle, et avons raccroché.

Rien à faire, me suis-je dit en enfilant mon manteau. Ils se serraient les coudes, y compris un type aussi critique que Marcel, qui avait abandonné la compétition depuis des années. Dingue. Mais il allait falloir ne jamais oublier cela, c’était un facteur essentiel, sans doute. Ne jamais m’en laisser conter. Tout vérifier moi-même.

En passant devant le bureau fermé de Rico, à l’étage en dessous, je me suis dit que depuis deux jours, il ne m’avait pas appelée. Ça ne lui ressemblait pas. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé… Cela faisait un certain temps qu’il était rentré pour la dernière fois d’Irak en déclarant qu’il n’y retournerait pas. J’ai haussé mentalement les épaules: quelle idiote je faisais. J’avais tort, mais je l’ignorais encore.

 

(à suivre)

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

 

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