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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (9)

Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

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 IX

 

 

Il était à peine huit heures, et j’étais déjà là, retournant ma cuillère dans le müesli de l’hôtel, me demandant pourquoi je m’étais levée si tôt. Avais-je l’intention de surprendre les parents Boissellier au saut du lit ? Sois sérieuse, Marie !

Je n’avais aucune chance de rencontrer qui que ce fût avant neuf heures, et même là…

Je m’étais promis de voir les Boissellier séparément, et j’ai passé la demi-heure suivante à me demander lequel rencontrer en premier. J’ai fini par conclure, avec ma sagacité de quatre sous, que je commencerais par le père. Mme Boissellier, je pariais, n’avait jamais cru à la culpabilité de son petit garçon. Et puis, si je commençais par elle, il y avait le risque qu’elle appelle son mari dès que j’aurais tourné les talons – c’était peut-être une femme soumise, qu’est-ce que j’en savais ?

Il est vrai qu’Yves, auquel je n’avais posé que des questions pratiques sans m’attarder sur le caractère de ses parents, m’avait recommandé de voir son père un matin tôt en fin de semaine, c’était là, selon lui, que j’aurais le plus de chances. Il m’avait aussi indiqué comment arriver sans encombre jusqu’à la porte du professeur, et c’est là que j’ai frappé à neuf heures cinq.

«Entrez.»

Jean-Paul Boissellier (je venais d’apprendre son prénom sur sa porte) était le moule dans lequel la nature avait produit son fils, je crois que je l’aurais reconnu dans la rue. Il avait simplement trente ans de plus. Les cheveux noirs d’Yves avaient blanchi, le visage était un peu plus marqué. Mais les traits, le regard surtout, étaient les mêmes. Il était debout derrière son vaste pupitre.

«Oui ?», a-t-il dit, en allemand.

«Bonjour, Professeur, vous avez cinq minutes ?»

Le sourcil haut levé, il m’a fait signe de m’asseoir. Il devait m’avoir prise pour une assistante inconnue. Une demeurée de l’assistanat, sans doute, à mon âge. Dans les universités il y en a suffisamment pour que la supposition, si supposition il y avait, soit normale.

«Je m’appelle Marie Machiavelli, et je viens de la part de votre fils Yves.»

«Intéressant, votre patronyme, madame Machiavelli. J’ai peu de temps, si vous pouviez être concise.»

J’allais m’asseoir mais, puisqu’il voulait de la conci­sion, je suis allée droit au but.

«Yves voudrait épouser Jacqueline Tibault, mais il n’en est pas question pour lui tant qu’il ne sera pas convaincu qu’il est innocent du meurtre de Lisa May, la cousine de Jacqueline.»

Le père Boissellier s’est laissé tomber sur sa chaise. À voir son visage perdre toute couleur, je me suis souvenu d’avoir pensé que, en fait de coupable possible, il se posait un peu là. Le fusil était à lui. Son alibi en était un sans l’être. Je n’avais pas minuté le trajet entre son job d’alors et sa demi-maison d’Épesses, pour autant que ce soit encore possible à vingt ans et x modèles de bagnoles d’intervalle. Or, il avait été «en route», un témoin avait confirmé l’heure à laquelle il était parti. Sa femme avait confirmé son heure d’arrivée, mais c’était sa femme. Et il avait fortement contribué à ce que son fils soit l’«innocent coupable» qu’on avait fait de lui. Tout cela m’a passé par la tête en moins d’une seconde. J’avoue que la force de sa réaction m’a surprise. Un aveu ? Prudence, prudence.

«Je suis désolée de vous ennuyer avec ça, mais je voulais absolument savoir pourquoi vous aviez été persuadé que votre fils était coupable de ce malheureux meurtre.»

«Et qui êtes-vous, pour que je vous réponde ?»

«Une enquêteuse. Mon seul but est que Jacqueline et Yves soient heureux, je sais que ça fait un peu eau de rose. Alors, pourquoi ?»

«Parce que je sais que c’était un accident. Mon fils a dû tirer accidentellement, sans s’en rendre compte.»

«Vous connaissiez cette jeune fille, Professeur ?»

«Oui, bien sûr. On la voyait depuis des années. Pour faire plaisir à son oncle et à sa tante, nous sommes même allés à un des spectacles de son école de danse.»

«Et que pensiez-vous d’elle ?»

«Elle était très douée. Sur scène, on ne voyait qu’elle.»

«Je me suis laissé dire que cet été-là elle avait beaucoup changé.»

Le professeur ne s’est pas du tout troublé.

«Oui, c’est vrai. Elle devenait adulte.»

«Je me suis également laissé dire qu’elle séduisait tous azimuts tout homme qui avait dépassé la trentaine.»

«Elle faisait ses gammes de femme.»

L’ombre d’un sourire a passé sur son visage.

«Elle venait souvent voir ma femme sur le coup de cinq heures, trouvait tous les prétextes pour rester jusqu’à mon retour, et elle m’aguichait.»

Il m’a regardée droit dans les yeux.

«Ma femme et moi nous amusions de tout cela, c’était si transparent.» Une pause. «Vous ne pensez tout de même pas que c’est moi qui…»

«Je vous avoue que cette idée m’a effleurée.»

Il a secoué la tête.

«Je comprends, la police aussi a pensé d’abord que c’était moi. Je me suis reproché amèrement de n’avoir pas mieux rangé ce fusil de chasse. Dans ce sens, je suis responsable, je l’ai toujours dit. Je ne m’étais tout simplement pas aperçu que mon garçon avait grandi à ce point-là.»

Il a regardé sa montre.

«J’ai un cours à donner. Vous êtes de la poli­ce ?»

«Non, je suis enquêteuse privée, j’ai été engagée par la famille de Jacqueline qui ne supporte pas de voir le malheur de cette pauvre fille. Mais la police est au courant, et ils sont aussi sur le dossier.»

Inutile de faire savoir que Léon s’en fichait comme de l’an quarante et que, pour une fois, c’était moi qui lui courais après pour qu’il s’occupe de ­l’affaire, au lieu que ce soit lui qui me tape sur les doigts pour que je la lâche.

Il s’est levé et a rassemblé des papiers sur sa table.

«Nous avons porté le poids de cette histoire sans en parler, parce que c’est inutile de ressasser des choses auxquelles on ne peut rien changer. Si vous arriviez à trouver un autre coupable qu’Yves, je vous en saurais gré pour le restant de mes jours.»

«Mais vous n’y croyez pas.»

«Non. Je crois qu’Yves était tout simplement trop jeune. Lorsqu’il dit qu’il n’a pas tiré, c’est qu’il est persuadé de ne pas avoir tiré. Mais qui, sinon lui ?»

«La crosse du fusil avait probablement été nettoyée. Il ne restait qu’une empreinte de doigt, et pas d’empreinte de paume. Celles d’Yves et de Lisa qui ont tenu l’arme étaient partout ailleurs, mais pas sur la crosse, à l’exception de cet unique résidu. On ne peut pas tirer sans tenir un fusil par la crosse.»

Il m’a fixée un instant.

«Personne ne m’a jamais dit cela.»

«Je crois qu’il y a eu ce qu’un flic de mes amis appelle un phénomène de masse : on s’était tellement fixé sur Yves que tout le monde a négligé des indications qui paraissent aveuglantes à quelqu’un d’extérieur.»

«Ça aurait pu être Yves.»

«Il va falloir choisir, monsieur Boissellier ; ou Yves était en état de choc, au point de ne plus savoir ce qu’il avait fait, ou bien il a consciemment recouvert ses traces et a pensé, à l’âge de neuf ans, à effacer ses empreintes. Un peu dur à avaler, tout de même.»

«Mais il n’en a pas été question au tribunal.»

«Je sais. On dit que l’inspecteur n’était pas un parangon de sagacité.»

Boissellier a eu un geste, a fait quelques pas vers sa porte sans cesser de parler.

«C’était un vieil homme surmené, ventripotent, qui souffrait de la chaleur. Et, pour être franc, je n’aimais pas plus que ça le juge des mineurs : un jeune loup ambitieux qui jouait au bon Dieu. Il n’était pas fait pour ça.»

Nous avions atteint l’escalier. Boissellier m’a regardée avec un sourire ironique.

«Pendant que je ne peux pas lui téléphoner pour lui raconter ce que je vous ai dit, allez donc voir ma femme, elle doit être chez elle.»

J’ai rougi comme une gamine, c’était exactement ce que je m’apprêtais à faire.

«Nos avis sur cette affaire divergent du tout au tout.»

Il m’a tendu la main, nous avons pris congé et je suis partie. J’avoue que j’étais sous le charme.

La photo que j’avais vue d’elle (prise par le jeune Yves) ne lui rendait pas justice : Mme Boissellier était très belle. Avec une femme comme celle-là, je comprenais que Jean-Paul Boissellier ait pu être insensible aux charmes de Lisa : sa propre femme la battait à plates coutures.

Une fois les préliminaires liquidés, elle m’a affirmé comme prévu, en me versant du café, qu’elle était absolument persuadée de l’innocence de son fils.

«Il n’était pas en état de choc. Je l’ai vu toute la soirée. Il était comme d’habitude.»

Ce n’est qu’à la question : «Qu’avez-vous pensé de Lisa May en ce dernier été ?» qu’elle a donné une réponse intéressante :

«C’était une petite fille qui jouait à être une grande séductrice. Elle était drôle et un peu pathétique, nous ne l’avons pas prise au sérieux. J’ai toujours été étonnée qu’elle ait inspiré une telle jalousie à notre voisine.»

«Quelle voisine ?»

«Esther Merteau. Elle la haïssait.»

«Et pourquoi ?»

«Parce qu’elle était persuadée que Lisa voulait lui piquer son mari. C’était peut-être vrai. Mais il me semblait évident, à moi, qu’il ne s’intéressait pas à elle.»

«Ils la connaissaient bien ?»

«Je crois. Je me souviens qu’il a peint son portrait. Lorsqu’elle venait attendre l’arrivée de mon mari pour l’aguicher un peu, elle allait parfois passer un instant dans l’atelier de Merteau.»

Il fallait que je relise l’alibi d’Esther Merteau. Mais les photos… Une femme… Enfin, on ne sait jamais.

«Vous ne vous souvenez pas du nom de jeune fille de Mme Merteau ?»

«Si. Junod. Ça ne va pas vous aider.»

«Pas vraiment.»

Mais, en fait, cela allait m’être utile.

J’ai appelé Sophie et je lui ai demandé de chercher dans l’annuaire électronique. Il n’y avait que trois Esther en Suisse dont le nom de jeune fille avait été Junod. Deux en Suisse romande, la troisième dans le canton de Berne. Je la chercherais un autre jour.

Lorsque j’ai quitté Mme Boissellier, il était près de midi. Je suis montée au Musée des cultures. La Foire d’Automne allait s’achever, mais elle était toujours là avec ses métiers forains. J’ai proposé à Yves Boissellier un tour sur la grande roue des Girot. Ça l’a fait mourir de rire mais, bon enfant, il est venu. Un petit vent froid jaunissait les forêts qu’on apercevait là-bas, dans le lointain. Dans la nacelle, où nous étions seuls, j’ai mis Yves au courant. Il avait meilleure mine que lors de notre rencontre précédente. Il avait perdu son air de chien battu.

«Nous n’avons pas de preuve absolue que vous êtes innocent, ou plutôt la preuve que nous avons ne suffit pas légalement. Mais l’absence d’empreintes est déjà une preuve pour moi. Elle a ébranlé même votre père.»

«Vous dites ça parce que vous voulez vous défiler.»

«Non. Je dis ça parce que c’est là que j’en suis. J’ai un boulot monstre, au début de la semaine prochaine je dois me consacrer aux affaires d’une banque, si l’assurance pour laquelle je termine péniblement un rapport n’est pas contente, je devrai remettre l’ouvrage sur le métier. Ce sont des engagements que j’ai pris vis-à-vis de gens auxquels je suis aussi dévouée qu’à vous. Je vais continuer à m’occuper de votre affaire, mais à rythme ralenti. On verra si la police trouve quelque chose.»

Il y a des choses qu’on ferait mieux de ne jamais dire.

«Bon», a dit Yves avec un large sourire. «En attendant j’ai exécuté les ordres et j’ai revu Jacqueline.»

«Et ça gaze ?»

«Oui.»

«Bon, ne me – ou pour mieux dire ne la – laissez pas tomber, et je ne vous laisse pas tomber non plus. Il faut du temps.»

Nous nous sommes quittés au pied de la grande roue.

«Comme salle de conférences, c’était sensationnel», a dit Yves.

«Vous devriez essayer les autos tamponneuses pour les entretiens très confidentiels, c’est encore mieux.»

Là-dessus, je me suis lancée à la recherche de Daniel Girot, que j’ai trouvé à la caisse du Train fantôme.

Nous sommes allés casser la croûte sur la place, et je l’ai mis au courant.

«Tu es très occupé ?» ai-je fini par demander.

«Tu sais que la question n’a pas de sens, ainsi posée. Qu’est-ce que tu aimerais que je fasse ?»

«Rien pour l’instant. J’ai comme ça une sensation…»

«Écoute, si nécessaire je demande à Jacky de venir me remplacer, je suis prêt à tout.»

Nous nous sommes quittés là-dessus.

Il était autour de trois heures de l’après-midi. Un saut à la Galerie Cohn, et je prenais le chemin du retour.

J’ai cherché (et trouvé) l’adresse sur mon plan de la ville, et j’ai décidé de profiter de la journée claire pour y aller à pied. J’adore me promener dans Bâle.

On reconnaissait la Galerie Cohn de loin parce que le nom était inscrit en grandes lettres noires sur la façade. Devant la porte, il y avait du monde.

Les gens parlaient avec animation, mais ma maîtrise des dialectes alémaniques n’est pas telle que je comprenne les discussions qui se déroulent à vitesse normale. Lorsqu’on me parle à moi en détachant les syllabes, ça va encore, mais pour le reste…

Je me suis laissé porter par le mouvement, et j’ai fini par me retrouver sur le seuil. C’est un policier qui m’a arrêtée. Qu’est-ce qui avait bien pu arriver ?

«J’ai rendez-vous avec Mme Renata Cohn.»

Sans bouger, le policier a appelé quelqu’un, qui est parti dans les profondeurs de la galerie. Il est revenu avec une femme petite et brune, la quarantaine, les yeux fixes et la bouche préoccupée.

«Oui ?»

«Je suis Marie Machiavelli, je vous ai téléphoné et…»

«Ah, madame Machiavelli, je suis enchantée de faire votre connaissance, entrez, entrez.»

Sa poignée de main était aussi chaleureuse que sa voix. Elle m’a carrément tirée à l’intérieur de la galerie.

«Mais qu’est-ce qui se passe ?»

«On a volé trois des Kandinsky de mon père.»

«Des quoi ?»

Je devais avoir mal entendu.

«Mon père a, ou plutôt avait, quatre Kandinsky, achetés directement par son père à l’artiste. Avant la période hitlérienne, mon grand-père avait une galerie à Munich. Kandinsky avait été très tôt un de ses artistes. Mon père aussi l’a connu. Kandinsky leur a même dédicacé certaines toiles. Il en reste une, qui n’a pas été volée, heureusement. Mais les trois autres ont disparu.»

«Quand ?»

«Je ne suis pas sûre. Je suppose que quelqu’un est venu ce matin lorsque mon père était seul. Il dit qu’il y a eu deux clients, presque ensemble. Il est entré en conversation avec une jeune femme dont il a qualifié l’aspect de “ sympathiquement pittoresque ”, cultivée, assez bonne connaisseuse en matière d’art moderne. Pendant qu’il parlait avec elle, l’autre a dû descendre à la cave. Ils ont fait ça ouvertement, l’homme a même été vu pendant qu’il chargeait. Mais le spectacle n’avait rien d’exceptionnel à la porte de cette galerie. Il suffisait de s’arranger pour que mon père tourne le dos à la porte. Il est sourd, il n’entend que la personne qui est tout près de lui. Et il adore faire la causette, surtout avec quelqu’un qui comprend quelque chose à la peinture moderne. Ce qui me stupéfie, c’est qu’ils aient trouvé les Kandinsky. Ils étaient cachés.»

«Mais comment vous en êtes-vous aperçus ?»

«C’est à cause de votre téléphone, tenez.»

«De mon téléphone ?»

«Oui. Parce que vous m’avez demandé des renseignements sur Denis Merteau.»

«Et alors ?»

«Depuis votre appel, je me promettais de regarder les Merteau. Jusque-là, je n’avais jamais entendu ce nom. Il y a une heure, mon père m’a dit : “ Ils sont devant les Kandinsky ”, et il m’a expliqué dans quel coin de la cave ils étaient. Je suis descendue, et je n’ai rien trouvé. Ni les Merteau ni les Kandinsky.»

«Attendez ! Vous voulez dire que les Merteau…», j’ai failli m’étrangler, «que les Merteau ont disparu avec les Kandinsky ?»

«Oui.»

«Vous êtes sûre que ça s’est passé aujourd’hui ?»

«Oui. Je suis descendue hier, et il n’y avait pas de brèche dans le rangement. Aujourd’hui, on la voit dès qu’on allume.»

«Il y en avait combien, de ces Merteau ?»

«Je ne sais pas exactement. Je n’ai pas encore eu le temps d’en chercher la liste.»

Un hasard ? Non. Le hasard avait bon dos.

«Vous permettez que je téléphone ?»

«Faites.»

Je me suis précipitée sur l’appareil et j’ai appelé le portable de Daniel Girot.

«Oui ?»

«Daniel, mes pressentiments se confirment, s’il te manque quelqu’un je viens tenir ta caisse, mais il faut que tu partes à l’instant pour Soleure, et que tu surveilles un type. Moi, je ne peux pas, il me connaît.»

«Explique.»

J’ai tout expliqué.

«Ce n’est pas possible que ce soit un hasard», ai-je conclu. «On est venu voler les Merteau, et comme ils servaient à cacher les Kandinsky, on a pris les Kandinsky.»

«Tu penses que c’est Merteau lui-même qui a fait le coup ?»

«Je ne crois pas, le vieux Cohn le connaît. Mais il devait savoir où étaient ses tableaux. Je vais encore me renseigner. Hier, lorsque je suis partie, il s’est précipité sur un téléphone. Je n’ai pas vraiment pu le filer parce qu’il me connaissait, mais j’en ai vu assez pour constater qu’il était sorti de son apathie d’ivrogne et qu’il organisait quelque chose.»

«Mais faire voler des Kandinsky… Tout de même.»

«Il ne voulait peut-être faire voler que ses tableaux à lui. Kandinsky a eu la malchance d’être juste derrière. Daniel, je t’en prie…»

«Dans dix minutes je suis parti. J’ai déjà appelé Jacky, tout à l’heure, il est en route. On peut se passer de moi. Et de toi aussi.»

Je lui ai expliqué en détail comment trouver et reconnaître le peintre, et je l’ai remercié, mais là, comme d’habitude, il a coupé court.

Je suis revenue à Renata Cohn. Entre-temps, son père était arrivé. Il était très vieux, très fragile, marchait d’un pas hésitant. Mais ses yeux pétillaient. Enfoncé dans un fauteuil, il disait à sa fille, perché sur un des accoudoirs :

«Tu ne vas pas te mettre martel en tête. Ce qui est perdu est perdu. Il faut vivre dans le présent. On ne va pas tomber malades pour quelques Kandinsky.»

«Mais papa…»

Un homme en blouson de cuir, du genre inspecteur de police, s’est approché.

«Vos tableaux étaient assurés ?»

«Ah, parce que vous pensez qu’on peut assurer la beauté ?»

«Monsieur Cohn…»

«Si j’assurais mes tableaux, monsieur, je ne travaillerais plus que pour payer les assurances, ce qui est aussi une solution. On ne vit pas, comme ça on ne pense à rien, et alors évidemment on ne sait même pas qui est Kandinsky.»

«Mais vous ne tenez pas à vos tableaux ?»

«Mais bien sûr que j’y tiens. Et je déplore que quelqu’un soit pervers au point de venir me les prendre. Mais qu’est-ce qu’un tableau face à la vie ?»

Les yeux du policier étaient plus ronds que des billes. Renata Cohn l’a pris par le bras et s’est éloignée avec lui. Elle s’est mise à lui parler à voix basse en faisant de grands gestes. J’aurais bien voulu savoir ce qu’elle lui disait, mais je n’entendais pas et ses cheveux masquaient sa bouche.

«Vous êtes aussi de la police ?» a demandé, à la hauteur de mon genou, la voix d’une politesse exquise de M. Cohn. Il paraissait petit, tout au fond de son immense fauteuil.

«Non», lui ai-je répondu en français, «j’étais venue comme ça.»

«Ah, ah, alors vous n’allez pas me parler d’assurance.»

«Non, monsieur, pas moi.»

«Quand je pense…» Il a secoué la tête. «Entre les deux guerres, j’ai travaillé en Allemagne. J’étais jeune, dix-sept ans. Mon père m’a envoyé chez un de ses confrères. À Dessau. J’ai rencontré Kandinsky en 1932. Début 35, j’ai dû partir, j’avais beau être suisse, j’étais tout de même juif, n’est-ce pas.»

Un silence. Pourquoi me racontait-il ça ?

«Mais entre 1930 et 1935, j’ai connu pas mal de gens, et parmi eux des Juifs, à qui j’ai vendu des tableaux. Combien d’entre eux s’en sont tirés, par la suite ? Peu. Ils avaient de belles œuvres d’art, mais elles ne les ont pas sauvés. Dans les camps, ils sont morts nus. Aucune assurance n’aurait sauvé tous ces amateurs d’art.»

Je voyais la logique.

«Peut-être devriez-vous avoir une alarme.»

Il a ri.

«Vous êtes tous pour qu’il y ait autant d’obstacles que possible entre les œuvres et les gens. Cela fait quarante ans que je suis dans cette galerie, ce n’est que la troisième fois qu’on me vole quelque chose d’important.»

Il s’est extrait de son siège et m’a fait signe de le suivre. Derrière son bureau, qui donnait sur le Rhin et d’où on avait une belle vue sur les berges, il y avait un Tanguy. Un peu plus loin un autre tableau ressemblait fort à un Kirchner. Il a fait un geste dans leur direction.

«Qu’est-ce que vous proposez ? Une alarme à chaque tableau qui vaut plus de quatre sous ?»

Il n’y avait rien à répondre à sa logique : les tableaux ne sont pas là pour être assurés, ni pour être volés. Même le pillage en grand des nazis ne lui avait pas appris que sa logique était dépassée. Elle était probablement déjà dépassée longtemps avant la naissance d’Hitler.

Les policiers prenaient congé de Renata Cohn, la galerie s’est vidée d’un coup. Derrière eux, elle a fermé à clé.

«Bon, à nous maintenant. C’est quand même un drôle de hasard, vous ne croyez pas ?»

«Moi, je ne crois pas que c’est un hasard. Est-ce que Merteau savait où étaient ses tableaux ?»

«Oui. Mon père me dit qu’il venait de temps à autre. Sa mémoire est un peu chancelante et il ne sait plus quand il a passé pour la dernière fois. On a caché les Kandinsky derrière ses toiles sans pour autant déplacer les Merteau. D’après moi, ils sont là depuis dix ou quinze ans.»

Un silence. Puis elle a repris, comme si elle lisait dans mes pensées.

«Il ne faut plus que nous laissions mon père seul ici. Ce matin, il a insisté pour venir plus tôt et la femme qui s’occupe de lui a pensé que cela lui ferait du bien sans envisager le risque. C’est vrai d’ailleurs, mais il est à la merci de tous. Ils auraient pu l’assommer.»

Le dos à la galerie, Cohn était perdu dans la contemplation d’une péniche de passage et ne nous écoutait pas.

«Il m’a exposé sa philosophie.»

«C’est une philosophie qui fonctionnait tant qu’il était dans la force de l’âge et qu’il veillait vraiment au grain. Mais maintenant… C’est la troisième fois qu’on le vole en quinze ans. Les flics n’ont même plus envie de s’occuper de nous. Si on compte sur eux pour récupérer ces tableaux, on peut faire une croix dessus.»

«Pourquoi, vous avez un autre moyen ?»

«Bien entendu. On va attendre. Ces tableaux sont invendables. Mon père ne les montrait que rarement et n’avait pas l’intention de les vendre sauf besoin urgentissime d’argent, mais ils sont connus. Ils ne sont pas assurés, donc on ne peut pas faire de chantage à l’assurance. On ne peut venir que chez nous, nous les proposer pour une somme plus ou moins élevée. Et nos fonds ne sont pas inépuisables, les voleurs de tableaux le savent très bien.»

«Je crois que tout ça vient de Merteau, qu’il voulait simplement récupérer ses tableaux. En allant le voir hier, j’ai dû remuer quelque chose dans son cerveau d’ivrogne.»

«Qu’est-ce qu’on fait ?»

«Quelqu’un surveille déjà Merteau, à l’heure qu’il est. Un homme à moi. On va voir.»

«Si c’est Merteau, et qu’il rend les Kandinsky, on laisse tomber toute plainte. Ses tableaux, en ce qui me concerne, il peut en faire des papillotes. Remarquez que d’après mon père on les lui avait payés. Il va falloir que je vérifie.»

«Pour l’instant, tout ce que je peux faire, c’est retourner à Soleure et essayer de le voir. Mais si je dois m’occuper de ça, il faut que vous soyez ma cliente, sinon je vais avoir des ennuis sans nom avec toutes les polices.»

«Si ce n’est pas hors de prix, je vous engage. On ne sera pas trop de deux. Je ne compte pas vraiment sur la police. Ils en ont assez de mon père, et je les comprends.»

Nous avons mis au point les détails, et je suis partie. La nuit était tombée, et il n’était pas question que je retourne à Lausanne. Décidément… J’ai récupéré ma petite valise à la gare, j’ai cueilli un sandwich au vol, j’ai grimpé dans le train et je suis retournée à Soleure.

Devant la maison de Merteau, il n’y avait personne. La porte d’entrée était fermée à clé. Les fenêtres du deuxième étaient sombres. Merteau devait être au bistrot.

J’ai fait le tour de la place principale, j’ai repéré un hôtel, La Tour-Rouge, et je m’y suis annoncée. On avait une chambre pour moi. J’en ai réservé une deuxième pour Daniel Girot. Je suis allée casser la croûte au restaurant, puis j’ai essayé de l’appeler. Je suis tombée sur sa messagerie, et je lui ai laissé le nom de l’hôtel.

Lorsqu’il m’a rappelé, il était passé onze heures.

«Qu’est-ce qu’il écluse, le zigoto !»

«T’as de la peine à suivre ?»

«Je n’essaie même pas.»

«Qu’est-ce qu’il a fait, toute la soirée ?»

«Il attendait quelqu’un qui n’est pas venu. C’était visible. Mais ça ne l’a pas empêché de boire, et de faire un brin de causette par-ci par-là avec des compagnons de table. Je me suis tenu à l’écart, il ne faut pas qu’il me remarque trop tôt.»

«Il est rentré chez lui ?»

«Oui. Et il était tellement rond qu’il a oublié de fermer la porte d’entrée. Je suis donc entré aussi, je suis monté derrière lui, et j’ai attendu qu’il soit dans sa chambre pour entrer dans l’appartement.»

«Eh ben, dis donc, t’es culotté.»

«Non, avec un ivrogne, c’est facile. J’attendais qu’il aille aux W.-C., après tout ce qu’il a bu.»

«Il y est allé ?»

«Évidemment. Il n’y a pas de tableaux dans sa chambre.»

«Pas encore, peut-être.»

«Qu’est-ce qu’on fait ?»

«Toi, tu le files normalement dès la première heure. Moi, je vais le voir à midi là où il sera, et je lui pose des questions directes.»

«Bon. Là-dessus, je vais essayer de dormir. Il est ridiculement tôt.»

«Bientôt minuit, tout de même.»

«C’est ce que je dis. Bonne nuit, Marie.»

«Salut, Daniel.»

Pour moi aussi, il était tôt. N’empêche. Dix minutes après, je dormais.

 

 

(à suivre)

 

«Le Sourire de Lisa»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur,

avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et

Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

2 commentaires
1)
Saluki
, le 19.04.2009 à 00:44

Quel bonheur de lire ceci sûr son iPhone !

Mais quel jeu de cacha-cache pour trouver la fenêtre de commentaires qui s’affiche n’importe où. C’est un gag!

Merci, Anne: souvent je pouvais dire comme Cora Vaucaire (qui s’en souvient?): “Je hais les Dimanches…” Eh bien j’ai changé d’avis…

2)
François Cuneo
, le 19.04.2009 à 09:49

Pour ces commentaires sur iPhone, Noé va essayer de préparer quelque chose pour cet été. Et peut-être pas seulement pour les commentaires d’ailleurs.

Mais il semble que ce soit très compliqué.

On verra, mais j’y tiens beaucoup.