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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (8)

 

Le Sourire de Lisa

Une enquête de Marie Machiavelli

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Chapitres précédents:

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

VIII

 

 

 

 

 

 

En voyant Roland Tibault, il a fallu que je fasse un calcul mental. Jacqueline avait vingt-six ans. Il devait en avoir au moins… disons cinquante. Cinquante-cinq, même. Il en paraissait quarante à tout casser. Grand, le cheveu noir, crépu et abondant, mince comme un fil, des yeux brun clair, très perçants, et un sourire éclatant de jeune homme. Je m’attendais à tout sauf à ça.

Jacqueline lui ressemblait. Et sa parenté avec la Lisa de la photo était perceptible. Pour Betty Tibault, qui paraissait franchement sa cinquantaine, un mari comme celui-là devait faire problème. Surtout qu’il avait l’air conscient de son charme.

«Asseyez-vous», m’a-t-il dit une fois que nous nous sommes dit bonjour.

Je me suis assise. J’étais dans mes tout petits souliers.

«Alors ?»

J’ai plongé.

«Je viens vous voir de la part de votre fille Jacqueline.»

«Vous voulez dire que c’est elle qui vous a indiqué mon adresse ?»

«Non, je veux dire qu’elle tenait beaucoup à ce que je vous parle. Dans la mesure où la police n’y voit aucun intérêt, et n’a pas beaucoup de temps à consacrer à la chose, Jacqueline et Yves Boissellier aimeraient que je retrouve l’assassin de votre nièce Lisa, ou en tout cas que je prouve l’innocence d’Yves.»

Il a pris dix ans d’un coup. Le masque du psychiatre est tombé.

«Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?»

«Vous devez savoir que votre fille a voulu connaître Yves Boissellier, et qu’ils ont eu le coup de foudre l’un pour l’autre. Comme ça dure depuis des mois, ils songent à se mettre en ménage. Mais vu ce qui s’est passé, Yves refuse d’épouser Jacqueline. J’ai donc été chargée de refaire l’enquête et si possible de le blanchir.»

«Par qui ?»

«Au départ, par la famille Girot et par Yves lui-même. Puis, lorsque j’ai consulté la police, on m’y a dit qu’on serait très heureux que je reprenne les choses point par point. L’inspecteur responsable n’a pas le temps.»

«Et qu’est-ce que vous attendez de moi ? Que je change d’avis ? Que je blanchisse un individu qui a des pulsions meurtrières pour qu’il puisse épouser ma fille ?»

Visage dur, toute trace de charme disparue.

«Et si cet individu, comme vous dites, n’était pas l’assassin ?»

«Mais taisez-vous, vous ne savez pas ce que vous dites ! Même son père était persuadé…»

«Je sais, je sais. Mais imaginez un instant que vous avez devant vous un patient qui est sûr et certain de n’avoir tué personne. Cet homme-là a entendu son père dire qu’il le croyait coupable. Cela fait vingt ans que ça le ronge, même indépendamment de sa petite amie. Vous ne chercheriez pas une solution ? Vous ne sortiriez pas de votre deuil, de votre ressentiment, pour vous mettre un instant à sa place et le soigner ?»

Nom d’un chien, j’étais bonne pour prêcher à l’église. Et je parlais à un psychiatre, par-dessus le marché. Je devais avoir perdu une ou deux billes. Il ne s’est d’ailleurs pas laissé émouvoir.

«Et où en êtes-vous ?» a-t-il demandé d’une voix peu amène.

Les questions, c’était son métier. Mais c’était aussi le mien. Je ne me suis pas laissé intimider.

«Lors de ce dernier été, vous étiez-vous rendu compte que Lisa avait des problèmes ?»

«Vous voulez dire, m’étais-je rendu compte qu’elle était enfin devenue coquette ? Oui, bien sûr, elle s’était épanouie.»

Il m’énervait. Je lui ai raconté ce que Sophie avait appris par les ex-camarades de classe. Son front s’est plissé, toujours plus profondément à mesure que le récit avançait.

«Vous qui êtes psychiatre, n’aviez-vous rien remarqué ?»

Il a soupiré et on a senti comme un vague dégel.

«Je n’étais pas psychiatre, j’étais interne en psychiatrie, je faisais des journées de quinze à dix-huit heures, et je vous avoue que je n’ai pas eu l’idée ­d’analyser outre mesure les comportements de Lisa. D’ailleurs avec moi elle était comme d’habitude.»

Un silence. C’est lui qui a repris.

«Mais je reste persuadé que le petit Boissellier a tiré, puis a refoulé le souvenir.»

Il a fait un geste vers sa bibliothèque.

«Je pourrais documenter le phénomène, il est connu.»

«Je vais vous dire une chose : à l’époque, pour autant que je puisse en juger, on était tellement convaincu que ce coupable était Yves Boissellier qu’on a négligé de tenir compte de ce que, sur la crosse du fusil, il n’y avait pas d’empreintes du tout. Partout ailleurs, il y avait celles d’Yves et de Lisa. Mais sur la crosse, qu’il faut forcément tenir pour tirer, il n’y avait rien.»

Personne n’ayant jamais parlé de l’appareil-photo, je l’ai gardé en réserve. Les plis ont reparu au front de Roland Tibault.

«On ne m’a pas dit ça, à l’époque.»

«On n’a pas prêté d’attention particulière à la chose. Ou alors on a pensé que cet enfant avait été assez malin pour essuyer la crosse, mais pas assez futé pour nettoyer le reste. Tout ça pendant qu’il était en état de choc, bien entendu.»

Les yeux brun clair sont devenus carrément beiges.

«Encore un peu et vous allez me convaincre.»

«Écoutez, docteur, je ne veux convaincre personne. Je refais l’enquête, et j’aimerais que vous tentiez de vous souvenir de ces pénibles journées pour m’aider. Si je prouve qu’il y a forcément eu un autre assassin, c’est tant mieux pour tout le monde, non ? Même si l’autre assassin, on ne le trouve pas. De toute façon, connaissant Jacqueline, elle vivra avec Yves Boissellier que vous le lui permettiez ou non. C’est une grande fille, elle gagne sa vie.»

«Je sais, je sais.»

Il capitulait, ce qui n’a pas manqué de m’étonner, les Girot prétendaient qu’il faisait une crise chaque fois qu’on reparlait de Lisa. Comme d’autres, il était peut-être différent chez lui que sur son lieu de travail. Ou alors c’était une manière de ne pas discuter de Lisa avec moi. En tout cas, il n’était pas aussi agressif que prévu, mais cela ne le rendait pas communicatif pour autant.

Il a regardé sa montre.

«J’ai un patient dans cinq minutes, il faut qu’on s’interrompe là.»

Il avait bon dos, le patient.

«Vous réfléchirez, pour voir si…»

«Je ferai mon possible.»

Sa réponse était aussi empesée qu’un col dur.

Je me suis levée et j’ai posé ma carte sur son bureau.

«Appelez-moi, s’il vous vient quelque chose. Et si c’est urgent, vous pouvez parler à ma secrétaire, elle est au courant.»

Le moins qu’on puisse dire c’est que nos adieux n’ont pas été cordiaux. Le père Tibault était prodigieusement agacé, et il aurait voulu m’envoyer au diable. Seul le retenait son rôle de psy, dans lequel il était d’autant plus solidement installé qu’il était à son cabinet. Pour ce qui était de son aide, je pouvais me brosser, et tout de suite.

Dans la rue, j’ai constaté qu’il était à peine neuf heures un quart. J’ai fait un saut jusqu’à l’agence, et j’ai dicté mon rapport d’entretien à Sophie.

«Et là-dessus, je disparais pour quarante-huit heures», ai-je dit en empoignant la petite valise que j’avais préparée pour mon voyage. «Je vous appelle dès que j’ai vu le peintre ou si je ne l’ai pas trouvé, puis en arrivant à Bâle. Vous avez le nom de l’hôtel.»

C’était évidemment elle qui l’avait réservé. Non seulement elle avait le chic pour me loger dans les hôtels de luxe mais, lorsque j’avais observé une fois que nous n’étions pas des Crésus, elle m’avait regardée avec un sourire en dessous.

«Nous sommes une entreprise, j’ai un tarif préférentiel, ne vous en faites pas.»

Je n’ai jamais tenu à savoir comment Sophie arrange ces choses-là. Le fait est qu’elle les arrange.

Je me suis éclipsée. Moins de trois heures plus tard, j’étais à Soleure.

C’est une ville que je connais vaguement, pour m’y être laissé entraîner par l’une ou l’autre de mes connaissances lausannoises qui gagnaient leur vie dans le monde du cinéma. Chichement. En Suisse on est loin d’Hollywood : au lieu de voir là une industrie où elle excellerait sans effort, la Suisse officielle a peur de ses cinéastes et de leurs films qu’elle juge trop critiques, et ne lâche l’aide à la production, dont le cinéma national des petits pays ne peut se passer, qu’au compte-gouttes. Chaque année, c’est à Soleure que se déroulent les Journées du cinéma suisse où l’on peut voir la production de l’année précédente. En d’autres termes, c’est là que j’ai vu quelques films suisses en première mondiale, comme ils disent. J’y suis généralement venue en bande et repartie de même. Mes connaissances de la ville étaient restées approximatives. Je gardais l’image de rues médiévales et Renaissance intactes, une image que la réalité m’a aussitôt confirmée : c’était donc possible, et les affronts faits à l’urbanisme de Lausanne n’étaient pas une fatalité.

J’ai posé ma valise à la consigne et suis allée, avec l’aide d’un plan de la ville, tout droit à l’adresse où Merteau était censé vivre. Surprise, il y vivait. La maison était aux abords de la vieille ville, elle était en mauvais état et avait tout du squat. Les innombrables noms collés autour des sonnettes empêchaient presque de les voir (les sonnettes, je veux dire). «Merteau» était l’un d’eux. J’ai failli sonner, mais j’ai constaté en la poussant que la porte était ouverte. D’après l’emplacement du nom, Merteau aurait pu être au deuxième. Je suis montée. Il n’y avait qu’une porte par palier, celle du deuxième était grande ouverte. Une femme petite, dans la cinquantaine, vêtue d’une sorte de sac brunâtre qui pendait autour d’une forte carrure, nettoyait le plancher d’un hall carré et spacieux autour duquel étaient disposées cinq ou six portes, toutes fermées. Elle s’est immobilisée, m’a regardée sans rien dire.

J’ai sorti mon allemand, très hésitant.

«Je cherche M. Denis Merteau.»

Elle a ricané.

«Monsieur Denis Merteau, hein ? Il est au bistrot, le Denis, à cette heure-ci où veux-tu qu’il soit ?»

«Vous savez à quel bistrot il se trouve ?»

«Non. Mais va faire un tour au Kreuz. Vu l’heure.»

«Merci.»

Elle est restée là à me fixer, immobile, avec des yeux de hibou. J’ai cherché quelque chose à dire.

«Vous… Est-ce qu’il peint ici ?»

Elle a continué imperturbable à me fixer. Comme si je n’avais rien dit. Puis soudain, aussi surprenant que son silence, elle a lâché un rire râpeux, douloureux même.

«Peindre, lui ? tu rigoles !»

«Pourquoi ? C’était…»

«Ce mec-là, c’est tout juste s’il ne tombe pas raide, alors peindre, tu vois.»

«Mais pourquoi ?»

«Parce qu’il ne s’aime pas.»

Réponse étonnante de la part de cet être qui m’avait d’abord paru fruste.

«Il n’y a pas d’espoir de le remettre en selle ?»

«Na ! Y en a qui ont essayé, mais il veut pas.»

«Vous êtes sa compagne ?»

«Ah, ah, manquerait plus que ça. Non, je vis dans la chambre d’en face, et monsieur Merteau se trompe parfois de porte. J’ai vu en le ramenant dans sa piaule qu’il dessine, et drôlement bien, même. Mais il finit toujours par tout jeter. J’suis là depuis longtemps, j’en ai vu de toutes les couleurs, moi.»

Elle a fait un pas et ouvert une porte. Je suis entrée dans le hall et je l’ai suivie. J’ai jeté un coup d’œil circulaire dans la pièce qu’elle me montrait. Il y avait un lit au milieu de l’espace, quelques vêtements épars, et une table devant la fenêtre. Quelques livres sous la table, et des feuilles empilées dessus. Pas vraiment du désordre. Puisqu’on m’y invitait, je suis entrée et me suis approchée de cette table. Deux ou trois esquisses, mais à peine commencées. Un paysage, peut-être. Trop vague encore pour qu’on puisse juger. Même une béotienne dans mon genre voyait la sûreté du trait. Mais cela restait abstrait.

Je me suis tournée vers la femme, qui s’était, cette fois, immobilisée sur le seuil. Nous nous sommes regardées un instant en silence.

«Vous venez de la part d’une galerie ?»

«En quelque sorte. C’est une galerie qui m’a donné l’adresse.»

«Il peindra plus jamais rien. Y’a des gens qui ont essayé, j’vous dis. Ça marche plus.»

Elle s’est écartée, juste pour me laisser passer. Sa façon de se déplacer était vraiment extraordinaire : jamais un mouvement de trop.

Je suis sortie de l’appartement, et je me suis retournée. Elle avait repris son nettoyage.

«Au revoir», ai-je dit.

Elle n’a pas répondu.

Le Kreuz, je pensais savoir où c’était. Près de la rivière. Je suis descendue en direction du fleuve et, avec l’aide d’un passant, j’ai vite trouvé le bistrot : en Suisse romande, il se serait appelé La Croix fédérale. L’enseigne avec sa croix blanche sur fond rouge se balançait d’ailleurs au-dessus de la porte.

Juste avant d’entrer, je me suis concentrée. J’avais vu une photo de Merteau tel qu’il était vingt ans auparavant, la jeune quarantaine resplendissante. J’ai essayé de me l’imaginer épave. Je suis entrée, j’ai parcouru le long bistrot d’un pas lent, puis je suis revenue vers l’entrée. Et je l’ai vu. Contrairement à ce que j’avais imaginé, ce n’était pas une épave. Pas en apparence, du moins. Il était rasé de près, sa moustache était soignée, il portait une chemise bleue comme en mettent les armaillis, des bretelles, un pantalon de velours côtelé brun. Il était assis tout seul sur le banc au bout d’une longue table à six ou huit places.

Je me suis approchée ; je n’étais pas vraiment à l’aise.

«Excusez-moi, est-ce que vous êtes monsieur Merteau ?»

Il a levé les yeux, qu’il avait plongés dans son verre, et son regard a reflété une surprise mesurée.

«C’est moi que vous cherchez ?»

«Si vous êtes monsieur Merteau.»

«C’est moi.»

«Vous permettez ?» Je me suis assise en face de lui. «Je m’appelle Marie Machiavelli.»

Lui non plus n’était guère loquace. Nous sommes restés là à nous regarder en silence pendant au moins deux minutes. Son visage s’était ridé, mais pas trop. Il avait pris une dizaine de kilos. Ses cheveux gris étaient coupés en brosse. Ses yeux avaient beau être injectés, ils étaient intenses, très noirs. Des yeux de visionnaire : d’architecte, de sculpteur, de peintre – d’artiste en tout cas.

Allez, Marie, dis quelque chose.

«C’est la Galerie Cohn qui m’a donné votre adresse.»

«Tiens, tiens. Ils savent encore que j’existe.»

«Oui, M. Cohn se souvient de vous.»

«J’aurais cru qu’il avait passé de vie à trépas, celui-là. Il doit avoir cent ans.»

Un autre silence. Il avait pas mal bu. Il était parfaitement lucide, mais sa voix avait déjà cette lourdeur pâteuse caractéristique des grands buveurs.

«C’est pas la peine», a-t-il fini par dire. «Je ne peins plus. Les yeux voient toujours, mais la main ne suit pas. Elle ne sait plus traduire. Le message n’arrive même pas jusqu’à elle.»

Il l’a tendue. L’aveu de cette impuissance était pathétique dans sa simplicité.

«Il reste toujours les tableaux que vous avez peints autrefois.»

«Qui s’intéresse à de tels tableaux ?»

«Ne les ayant pas vus, je ne peux pas vous faire de suggestion. Mais M. Cohn y tient, en tout cas.»

«Et vous voulez un de mes tableaux ?»

«À franchement parler, ce n’était pas pour cela que j’étais venue vous voir.»

«Ah non ? Et pourquoi alors ?»

Un garçon à queue de cheval et long tablier blanc s’est penché sur moi.

«Qu’est-ce que je te sers ?»

Je me souvenais vaguement que le Kreuz, lieu de passage obligé pendant les semaines cinéphiles, était une coopérative. D’où le tutoiement ; c’était le genre de la maison.

«J’ai faim. Est-ce que vous mangeriez avec moi, monsieur Merteau ?»

Une hésitation.

«Pourquoi pas ?»

Le garçon m’a tendu la carte qu’il tenait déjà à la main. J’ai choisi des spaghetti al pesto.

«La même chose pour moi», a dit Merteau sans un regard au menu, d’une voix indifférente. «Et amène un verre pour Madame.»

Le silence n’ayant l’air de déranger personne, j’ai attendu la protection du couvert, et du verre que Merteau a aussitôt rempli, pour dévoiler mes batteries.

«Est-ce que vous vous souvenez du temps où vous viviez à Épesses ?»

Ses yeux se sont comme creusés.

«Si je… Pourquoi me demandez-vous ça ?»

«Parce que… Non, il faut que je commence par l’autre bout.»

Je lui ai raconté la rencontre entre Yves et Jacqueline, et la nécessité pour Yves d’être sûr qu’il n’avait pas tué Lisa. Les spaghetti sont arrivés en cours de route, et j’ai commencé à les manger sans interrompre mon récit. Merteau ne s’est même pas aperçu qu’on lui avait amené son assiette. Il a continué à me fixer de ses yeux intenses, sans un mouvement autre que celui de sa main qui portait régulièrement son verre à la bouche, ou qui le remplissait.

«J’ai pensé que vous pourriez peut-être m’aider», ai-je conclu. «Vous étiez là, vous avez peut-être vu quelque chose.»

«Qu’est-ce que j’aurais pu voir ?»

Il y avait de l’insolence dans la voix qui posait cette question. Presque de la provocation.

«Je ne sais pas, moi. Je trouve que les interrogatoires ont été bâclés. Vous auriez pu remarquer la présence d’un étranger, par exemple.»

«Ça, madame la détective, c’est une question qu’on nous a beaucoup posée. J’étais chez moi, je n’ai rien vu.»

«Je sais, j’ai lu.»

Un silence. Ses yeux me vrillaient.

«Vous connaissiez la victime, Lisa May ?»

«Oui. Son père, ou son oncle, je ne sais plus, voulait que je fasse son portrait. Elle a posé pour moi une ou deux fois.»

«Elle a cherché à vous séduire ?»

«Quelle drôle de question.»

«Il paraît qu’elle tentait sa chance. Surtout avec des hommes mûrs.»

«Elle était coquette.»

«Sans plus ?»

«Si elle a essayé “ plus ”, je ne l’ai pas remarqué, ou pas retenu. À l’époque j’étais marié avec une femme dont j’étais très amoureux.»

La photo de son couple prise par Yves confirmait cette déclaration.

«Mais cet amour n’a pas duré ?»

Tant pis pour le tact.

«Non. Nous avons fini par divorcer.»

«Vous avez terminé le portrait de Lisa ?»

«Je ne sais plus. Le père ne l’a jamais réclamé en tout cas, de cela je me souviens parce que ça m’avait frappé. Les familles des morts collectionnent les souvenirs, d’habitude.»

«Vous l’avez encore ?»

«Je n’ai aucun de mes tableaux. Cohn a tout pris.» Un rire amer. «Ma femme espérait tirer de ces tableaux sa pension alimentaire, mais la dernière fois où j’ai vu Cohn, il m’a dit qu’il n’y a pas de marché pour un peintre qui traîne son spleen sans peindre. Il n’a rien vendu du tout. Bien fait pour elle. Je vous parie à dix contre un qu’on découvrira un jour que Merteau était un génie. Suffit que je meure. Cohn organisera ça très bien.»

«S’il a cent ans, il pourrait mourir avant vous.»

Il a ricané.

«Faites confiance aux Cohn. Ils survivent toujours.»

«Vous avez gardé le contact avec votre femme ?»

«Vous savez quoi ? Elle s’est remariée, et je ne sais même pas son nom de famille.»

Il en paraissait fier.

«Revenons à Lisa. Vous ne voyez rien qui pourrait m’être utile ?»

«Difficile à dire, je ne suis pas dans votre tête.»

«Faites un effort.»

«Non. Rien.»

«Vous dites ça comme ça, mais…»

Son visage s’est empourpré.

«C’était une enfant gâtée, que vous dire de plus ? Capricieuse, narcissique. Elle sortait à peine de l’école, mais elle se prenait pour la Pavlova. Ça vous va ?»

«Où se passaient vos séances ?»

«Chez les… comment s’appelait-il, déjà, le médecin ?»

«Tibault.»

«Chez les Tibault. Devant chez eux il y a une terrasse qui ouvre sur le Léman, c’est magnifique. J’ai mis la fille dos au lac, et je l’ai dessinée ainsi.»

«Pas peinte ?»

«Je dessine toujours beaucoup, d’abord. Je peins plus tard, quand je suis seul. Ou plutôt, je dessinais. C’est justement cela, qui ne me réussit plus.»

«Et si je voulais voir ce portrait ?»

Il m’a fixée de son regard pénétrant, mais ce n’était pas moi qu’il voyait. Le silence a duré une bonne minute.

«Je ne sais pas où il est», a-t-il fini par répondre.

«Chez Cohn, peut-être.»

«Il n’était pas fini, je ne sais plus.»

Il a vidé son verre d’un seul trait. Il n’était plus avec moi. Son assiette de spaghetti était toujours devant lui, intacte.

«Monsieur Merteau, je…»

Il s’est servi à boire et n’a pas rempli mon verre. Et pour le cas où je n’aurais pas saisi le message, il a craché entre ses dents serrées :

«Foutez-moi la paix, emmerdeuse. Vos problèmes de gens bien-pensants, j’en ai rien à foutre.»

Il a bu la moitié de son verre, il a plongé son regard dans l’autre moitié et il ne l’a plus levé. Son seul mouvement a été pour écarter d’un geste dédaigneux son assiette de spaghetti, toujours intacte.

Sans un mot, je me suis levée, j’ai ramassé les ­tickets du repas et je suis allée au bar, où le garçon faisait des cafés. Je l’ai payé. Pendant que j’attendais, j’ai remarqué que le Kreuz avait également une porte et des vitrages à l’arrière. Je suis sortie comme j’étais entrée, j’ai fait le tour de l’immeuble, et je suis allée à l’autre porte. Je voulais voir Merteau pendant une minute sans qu’il soit conscient de ma présence. Surprise : son visage était animé, il était en train de payer d’un air pressé. C’était inattendu.

Il est sorti par la porte de devant, j’ai refait d’un pas vif le tour de l’immeuble et je l’ai suivi. Il longeait la rivière et allait du côté de chez lui. Mais au croisement il a bifurqué, et il est allé à la poste. Il s’est dirigé tout droit vers les cabines téléphoniques. J’ai fait de même, deux cabines plus loin. Entre nous, il n’y avait que des vitres. À la rigueur il aurait pu me voir, mais il ne s’attendait pas à ce que je le suive, et puis il était trop occupé. Pressé, même, comme au bistrot. Je suis restée là longtemps à le regarder : il a fait plusieurs numéros, avec certains ça allait comme il voulait, avec d’autres pas. Puis il en a fait un dernier, et celui-là, ça a duré longtemps. Je suis assez forte pour lire sur les lèvres, mais malheureusement, là, il y avait deux vitres et des reflets entre lui et moi, c’est tout juste si je distinguais l’expression de son visage. Sa bouche était trop indistincte.

finalement, je suis ressortie.

Par acquit de conscience, j’ai attendu qu’il sorte de la Poste. Il s’est dirigé tout droit vers le bistrot d’en face. Il allait continuer à boire.

Je suis restée là encore dix minutes, me demandant avec quel argent il prenait toutes ces cuites : boire au bistrot, c’est cher.

J’ai fini par me dire que ce que je faisais ne servait à rien. Je ne pouvais pas entrer au café sans qu’il comprenne que je le suivais et, attendre dehors, ça pouvait durer jusqu’à minuit. Je me suis acheminée vers la gare, mais j’étais mal à l’aise. Ce type me déprimait. Rien ne me fout le cafard comme les gens qui passent leur temps à se détruire à petit feu. Et lorsqu’ils sont talentueux, c’est encore pire. J’ai une sensation de gaspillage inutile.

Le train de Bâle n’arrivait qu’une demi-heure plus tard. Je suis allée boire le café dont je m’étais privée au Kreuz et j’ai pris quelques notes sur notre discussion. Cette chambre misérable, cette femme presque en haillons, ce regard tourmenté incapable de traduire en images ce qu’il voyait… Toute cette impuissance accumulée me collait le blues. Je n’avais même pas envie d’appeler Sophie.

 

  (à suivre)

 

 

«Le Sourire de Lisa» a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

 

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