Profitez des offres Memoirevive.ch!
Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (7)

 

Le Sourire de Lisa

Une enquête de Marie Machiavelli

 image

 

Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


VII

 

 

 

 

 

 

Pendant que Sophie se mettait en chasse des camarades d’école de Lisa j’ai, moi, médité un instant sur les sept noms qui restaient sur ma liste. Le père de Jacqueline, les deux parents d’Yves, le peintre et son ex-femme, le père de Lisa May, et enfin Jacqueline, qui n’avait que six ans au moment des faits et n’avait probablement pas grand-chose à m’apprendre : son amour était sa seule certitude.

J’ai commencé par le peintre parce que c’était celui qu’il fallait rechercher. Si cela prenait du temps, je verrais quelques-uns des autres en attendant.

J’ai appelé la Galerie Jonas Cohn à Bâle.

«Oui, M. Merteau est un de nos artistes», m’a dit dans un français parfait avec une ombre d’accent une voix d’une politesse exquise, aussi vieille que Mathusalem.

Je me suis présentée, et j’ai demandé l’adresse de l’artiste.

«Attendez, je vous passe ma fille.»

Une pause. Puis une voix chaleureuse et décidée.

«Renata Cohn.»

Ah, ah, le vieux monsieur était donc Jonas Cohn. Je ne sais pourquoi, je me l’étais imaginé dans la force de l’âge. Je me suis présentée une deuxième fois, et Renata Cohn m’a posé la question que je réserve à mes clients.

«Que puis-je pour vous ?»

Je ne sais trop pourquoi, pour qu’elle ne pense pas que je voulais acheter un tableau au peintre en douce ou alors à cause de sa voix chaleureuse, je lui ai déballé les malheurs de mes Roméo et Juliette de village.

«Tout témoignage pourrait être utile, c’est de la routine. Qui sait ? Denis Merteau pourrait contribuer à trouver l’assassin véritable.» Et je me suis sentie obligée d’ajouter : «Bien que je n’y croie pas trop.»

«Vous permettez que je vous rappelle dans cinq minutes ? Il faut que je trouve cette adresse. Denis Merteau, ça ne me dit rien. Il n’y a pas longtemps que je travaille avec mon père, il y a beaucoup d’artistes dont je n’ai jamais entendu parler, et ce monsieur est l’un d’eux.»

«Très bien, j’attends votre appel.»

Elle voulait contrôler que j’étais bien la personne que je prétendais être – je faisais comme elle lorsque le cas se présentait. Elle m’a rappelée dans la demi-heure.

«J’ai localisé les tableaux. J’en ai quelques-uns ici, les autres sont dans notre dépôt à ce qu’il paraît. Mon père me dit que c’était un peintre très prometteur, mais à un moment donné il a commencé à boire, sa peinture s’est dégradée, et à notre connaissance maintenant il ne peint plus.»

«Ses tableaux ont de la valeur ?»

Je posais la question pour entretenir la conversation, la carrière de Denis Merteau ne m’intéressait que modérément.

«Mon père m’assure qu’il y a toujours des collectionneurs, d’après lui c’était un peintre remarquable, il y a une vingtaine d’années, et ses œuvres de l’époque gardent toute leur valeur, même si en ce moment elles dorment dans un dépôt.»

«Vous avez son adresse ?»

«J’en ai une, mais elle date de cinq ou six ans.»

À l’époque, il vivait à Soleure.

Mes expériences m’avaient appris qu’au téléphone on ne tirait pas grand-chose de certains alcoolos. Je me suis donc promis d’aller à Bâle trouver les parents Boissellier, et de m’arrêter en route pour tenter de voir Denis Merteau.

J’ai passé dans la pièce voisine. Sophie téléphonait toujours.

«Mais quelle impression vous faisait-elle ? … Ah bon ? … Comme si elle avait changé de personnalité, en somme ? … Mais quand ? … Oui, je comprends. … Oui, très étrange. …»

Ma curiosité était d’autant plus piquée qu’il me semblait entendre à l’autre bout du fil une voix féminine, et non un des camarades garçons de Lisa.

«Vraiment incroyable», disait Sophie. «Oui, je vous comprends. … Oui, oui, c’est vrai, vingt ans c’est long. … Merci en tout cas. … D’accord, au revoir.»

Elle a raccroché.

«J’ai parlé avec trois des six garçons qui faisaient partie de cette classe. D’après eux, ils ont tous voulu coucher avec Lisa May, y compris les garçons d’autres classes, mais personne n’a réussi.»

«Mais la personne avec qui vous parliez maintenant était une femme ?»

«Oui, je me suis dit, treize élèves ce n’est pas beaucoup, j’ai aussi essayé d’appeler les camarades femmes.»

«Résultat ?»

«Beaucoup plus intéressant que les garçons. Ça fait la deuxième que je trouve, et elles m’ont dit pratiquement les mêmes choses.»

«C’est-à-dire ?»

«Que, selon elles, il était arrivé quelque chose de terrible à Lisa. Elles disent que c’était une fille sympa et modeste, un peu absente à cause de tout son boulot de danseuse. Et puis un jour elle a manqué l’école. Le lendemain elle est revenue avec un air de chien battu, des bleus, elle a prétendu être tombée dans les escaliers. Quarante-huit heures plus tard toute trace de sa chute avait disparu, et elle était devenue cette coureuse dont tout le monde nous parle. Les garçons n’ont pas observé les étapes. Ce qui les intéressait, du moment que c’était apparemment possible, c’était de tenter de coucher avec elle. Mais les filles, elles, ont vu.»

«Elles ont une date ?»

«L’hiver avant sa mort. Peut-être entre le Nouvel-An et les vacances de février. Personne ne se souvient du jour précis, bien entendu.»

«Les adresses sont difficiles à trouver ?»

«J’en ai eu une demi-douzaine, par ceux des parents qui n’ont pas déménagé, l’autre demi-douzaine pourrait être désespérée, et un des garçons est mort dans un accident, plus Lisa, ça nous fait quatorze. Et vous ?»

J’ai raconté mes téléphones.

«Je vais aller à Bâle voir les parents Boissellier, et j’en profiterai pour m’arrêter à Soleure voir Merteau, si Merteau habite toujours à Soleure. Je passerai à la Galerie Cohn, peut-être qu’ils savent où se trouve aujourd’hui la femme qu’il avait à l’époque.»

Le téléphone a sonné.

«Agence Machiavelli ? … Bonjour madame. … Je n’en suis pas certaine, je vais voir. Un instant s’il vous plaît.» Elle a coupé son micro. «C’est Jacqueline Tibault.»

«Zut ! Je voulais lui parler en dernier. Mais à la réflexion, tant pis. Autant lui répondre maintenant.»

«Madame Tibault ? Je vous passe Mme Machiavelli. Au revoir.»

Je me suis installée confortablement, ça pouvait durer.

«Salut, Jacqueline !»

«Salut, Marie. Ta secrétaire m’intimide toujours. Au ton de sa voix, j’ai la sensation que j’interromps une affaire d’État.»

«Dans le cas particulier, ce sont tes affaires qui nous occupaient toutes les deux.»

«Justement, je voulais te demander pourquoi je n’avais pas eu de tes nouvelles.»

«Parce que je suis en train de recueillir des éléments, que le puzzle est encore en mille morceaux, qu’à l’époque des faits tu avais six ans – bref, je n’ai rien à te demander, et encore rien à te dire.»

«Et où en es-tu ?»

«Je cherche des coupables alternatifs.»

Je lui ai résumé la nature de mes démarches.

«Alors», a-t-elle fini par remarquer d’une voix qu’elle voulait neutre, «tu crois en l’innocence d’Yves ?»

«Je crois que, à part les autorités de l’époque et Yves lui-même, personne n’a de doutes.»

«Yves n’en aurait peut-être pas non plus si son père n’en avait pas eu, et s’il ne les avait pas transmis à son avocat.»

«Oui, ça c’est de la malchance. Yves n’aurait jamais dû entendre cette conversation.»

«Et puis il y a eu les juges…»

«Si les juges n’avaient pas eu de sérieux doutes, il n’aurait pas été acquitté. Ils ne l’ont pas fait pour faire plaisir à Yves, crois-moi.»

«Bon, alors qu’est-ce qu’il se passe, maintenant ?»

«Je cherche, Jacqueline, c’est tout ce que je peux faire. Pour l’instant, je préfère garder les détails pour moi, mais je t’assure que Sophie et moi négligeons nos autres clients pour votre affaire. Toi, en attendant, tu pourrais t’occuper d’Yves.»

Elle a eu un rire douloureux.

«Rien à faire. Il ne veut pas me voir tant que les choses ne seront pas claires.»

«Ça me met une sacrée responsabilité sur le dos, ça ! Tu ne peux pas l’appeler ?»

«S’il entend ma voix, il raccroche. Il faudrait que toi…»

«Ah, mais… Ça ne va pas traîner.»

J’ai raccroché et j’ai fait rageusement le numéro du musée d’Yves, en maudissant le sens masculin de l’honneur qui se contente d’actes nobles.

«Dites, Boissellier», ai-je attaqué en coupant son bonjour enjoué, «moi, je m’occupe de trouver le meurtrier de Lisa. Mais, pendant ce temps, vous êtes prié de vous occuper de Jacqueline.»

«Mais…»

«Elle dépérit. Quant à moi, je ressens cette situation comme du chantage, ça m’empêche de travailler. Ça me bloque. Que face aux parents vous vouliez être lavé de tout soupçon, d’accord. Mais cela ne vous empêche en rien d’avoir des rapports d’amoureux avec Jacqueline.»

«Mais je ne pourrai jamais l’épouser tant que…»

«Primo, le monde est vaste, si vos familles ne sont pas d’accord, allez vivre en Amérique, en Australie, bref en un lieu où tout ça n’a pas la moindre importance. Deuzio, vous n’êtes pas obligé de l’épouser demain. Et tertio, vous devriez aller faire un tour par Épesses. Allez donc trouver votre chef scout, vos anciens camarades. Personne ne vous pense coupable. Même pas l’inspecteur qui a repris le dossier. Et pas moi non plus.»

«Aller à Épesses ?»

À entendre le ton de sa voix on aurait dit que je l’envoyais au pôle Sud.

«Oui. À Épesses. Les parents de Jacqueline y habitent toujours, mais vous ne les rencontrerez pas forcément. À propos, Mme Tibault est persuadée que vous êtes innocent.»

«Alors là…»

Je n’avais vraiment pas le temps de tergiverser.

«C’est M. Tibault qui vous pense coupable, pas elle. Et maintenant ouste, appelez Jacqueline illico. À quoi ça sert qu’ici on se crève, si à l’autre bout vous laissez tomber votre couple ? Je vous préviens que si vous ne faites rien d’ici demain, j’arrête tout. J’ai un boulot monstre, ça m’arrangerait. Ciao, Boissellier.»

Et j’ai raccroché. Pourvu que la douche froide fasse de l’effet. Dans la pièce d’à côté, Sophie bavardait toujours avec les ex-camarades de classe de Lisa.

Il y a des taureaux qu’il faut prendre par les cornes, j’ai appelé le père de Jacqueline. Il fallait bien lui parler un jour. Coup de bol (ou manque de pot, selon les points de vue), je suis tombée sur lui du premier coup. Chez un psychiatre, ce n’est pas courant.

«Roland Tibault», a-t-il dit de sa voix la plus apaisante.

«Marie Machiavelli.»

«Bonjour, madame.»

Au ton de sa voix, personne ne lui avait encore parlé de moi. Il avait tout du psy qui craint de rebuter une âme en peine au bord du suicide. Il ne savait ni qui j’étais ni ce que je voulais.

«Bonjour, docteur.»

«Oui ?»

«J’aurais voulu vous rencontrer, c’est assez urgent.»

«Vous ne voudriez pas m’en dire deux mots au téléphone ?»

«Je préférerais vous parler de vive voix.»

J’y ai mis le ton.

«Voyons… J’aurais une heure de libre lundi matin, mais à huit heures trente.»

«Huit heures trente, c’est parfait. Je serai là.»

«Bien, à lundi alors. Au revoir, madame.»

L’avantage qu’il m’ait prise pour une patiente en perspective, c’est qu’il ne parlerait à personne de mon appel.

En raccrochant, je faisais déjà mon emploi du temps pour le début de la semaine à venir. Lundi huit heures trente Tibault, dès dix heures le premier train en partance pour Soleure. Vers le soir à Bâle, le lendemain chez les parents Boissellier, une petite visite à Yves en passant, et enfin la Galerie Cohn pour voir comment Merteau peignait «il y a une vingtaine d’années», c’est-à-dire au moment qui m’intéressait. Peignait-il Épesses ? Je n’avais pas pensé à demander si c’était un peintre figuratif ou non figuratif.

«Ai-je entendu parler de huit heures et demie ?» Sophie a interrompu ma réflexion d’une voix ironique. «Vous aurez de la peine à être à l’heure.»

Je me suis contentée de lever une épaule, elle a ri.

«Bon, passons. J’ai trouvé quatre des sept camarades filles de Lisa, elles disent toutes plus ou moins la même chose. Je suis tombée sur une Rose-Marie Zahnet qui était sa voisine de banc, et aussi sa grande amie, sa confidente. Quelque temps après la “ chute dans les escaliers ”, à laquelle elle ne croit pas plus que les autres, Lisa lui a dit que l’amour physique, c’était très surfait, mais que ce serait parfait pour, je cite, les emmerder tous. En discutant, et avec vingt ans de recul, Mme Rose-Marie s’est demandé si la fameuse chute n’avait pas été un viol. C’est le seul détail supplémentaire intéressant que j’ai recueilli depuis tout à l’heure.»

«Est-ce qu’on a déjà retrouvé M. Marius May ? Quelqu’un m’a dit qu’il était pasteur, la mère de Jacqueline parlait de son salaire de fonctionnaire…»

«Ce n’est pas contradictoire.»

«C’est vrai. On sait où il est ?»

«Non, mais on va le savoir d’ici à ce que vous reveniez de votre virée. Vous allez à Bâle ?»

«Décidément, vous allez jusqu’à lire dans mes pensées. La secrétaire de plus en plus parfaite.»

«Que voulez-vous, on ne se refait pas. Je trouverai M. May, disais-je.»

«Mme Tibault doit savoir où il est.»

«Je m’en occupe.»

L’après-midi avançait. En attendant l’heure de mon rendez-vous avec Pierre-François, j’ai repris le fignolage de mon rapport sur l’escroquerie dopante et pharmaceutique, qui ne m’intéressait plus tellement, mais qui allait mettre du beurre sur ma tartine, car je ne savais pas si j’aurais jamais le courage de faire une facture à… à qui d’ailleurs ? À Boissellier ? Aux Girot – non, ça c’était impensable. À Jacqueline ? Marie, tu rêves. Bref…

Le téléphone.

«Marie Machiavelli.»

«Jean-Marc Léon. Bonjour.»

«Bonjour. Tiens, je vous avais oublié.»

«Ça ne m’étonne pas. Je voulais voir où on en était.»

«C’est à moi que vous posez la question ? C’est vous le flic, je vous signale. Dites-moi plutôt où vous en êtes, vous.»

«Machiavelli, les malfaiteurs d’aujourd’hui ne s’arrêtent pas de mal faire parce que nous exhumons un méfait passé. Je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer à Lisa May. J’ai donné la robe à analyser, on peut faire des choses avec les empreintes génétiques aujourd’hui qu’on ne faisait pas à l’époque. Tout le carton est au labo, le responsable m’a promis de s’en occuper dès qu’il aura le temps. Mais l’actualité a toujours la priorité.»

«Bon, j’ai compris. Vous attendez que je vous amène la solution sur un plateau.»

«Ou que vous me confirmiez que l’entreprise est désespérée.»

«Vous me laissez tomber, quoi. Mais, à mon avis, l’entreprise n’est pas si désespérée que ça.»

J’ai résumé la situation. Il a écouté sans rien dire, si l’on excepte un sifflotement et un «Ah, bon ?» de temps à autre.

«Lundi, je vais voir les parents Boissellier, le père de Jacqueline et le peintre. Je suis persuadée que je vais au moins apprendre la raison pour laquelle ils sont tous si sûrs que c’est le petit Yves qui a tué. Il y a peut-être quelque chose qui nous échappe, dans tout ça.»

«Peut-être. Souvenez-vous que le dossier de la police n’est jamais complet. Pour tout voir, vous devriez pouvoir lire celui du juge.»

«Pour l’instant, je ne peux pas, je vais donc me contenter de voir des gens. Si je ne trouve pas le peintre, je vous demanderai de le trouver pour moi. Il n’est pas dans l’annuaire du téléphone.»

«Promis.»

Nous nous sommes quittés là-dessus, et je me suis plongée dans mon rapport jusqu’à six heures moins cinq.

Au Carlton où nous avions rendez-vous, les lumières étaient tamisées. Le ciel fauve d’octobre ne traversait que de mauvaise grâce les vitres teintées. En été, lorsque les baies sont ouvertes, on a une vue sensationnelle sur le lac, mais dès les premières feuilles mortes on ferme tout ça, et la nature peut aller se faire voir ailleurs.

Pierre-François était déjà là, en conversation avec un monsieur imposant, la chevelure abondante et blanche, des yeux d’un bleu délavé, la circonférence infinie. L’opposé des allures d’Arlequin lunaire de son jeune confrère.

«Ah ! te voilà, Marie. Je te présente Me Chevalley. Mme Machiavelli.»

«Enchanté, jeune femme.»

«Bonjour.»

«Vous portez une étiquette exigeante.»

Il allait me parler de mes ancêtres. Je connais l’ouverture de cet opéra-là par cœur. Pierre-François a dû deviner mon irritation. Il s’est interposé.

«Me Chevalley a défendu Yves Boissellier, Marie.»

«Oui, c’est vrai. Vous vous souvenez encore de lui, Maître ?»

«Très bien. C’est la seule fois de ma vie où j’ai dû défendre un si jeune enfant.»

«Un si jeune coupable, de votre point de vue ?»

«Il est vrai que tout l’accusait. Mais un avocat doit toujours croire mordicus à l’innocence de son mandant – d’autant plus s’il s’agit de l’enfant dudit mandant.»

«Mais au fin fond de vous-même, vous pensiez que le petit Yves était coupable ?»

«Ma foi, rien n’est venu le disculper.»

«Vous avez contrôlé le travail de la police ?»

Sa vaste panse s’est agitée sous sa chemise d’un blanc immaculé. Ma remarque l’égayait.

«Mais, que dites-vous là, jeune femme ? J’avais confiance. L’inspecteur était un homme consciencieux, qui avait à cœur de découvrir la vérité. Le juge des mineurs était un homme très compétent.»

«Votre homme consciencieux a décidé très vite qu’Yves était coupable, et il n’a plus rien fait. Quant au juge, on me dit que c’était un arrogant qui a suivi les conclusions de la police. Qui sait ? Ça arrangeait peut-être sa carrière, un meurtrier. C’était mieux que les vols de trottinettes qui sont le lot habituel d’un juge des mineurs.»

Le visage de Chevalley s’est empourpré sous sa chevelure, ses yeux ont lancé de véritables éclairs. Il a bu une gorgée d’apéro avant de cracher :

«Ça c’est le comble ! Vous insultez la profession. Qu’est-ce que vous en savez ?»

J’ai préféré ne pas relever. Bien entendu, je n’en savais rien. J’ai changé de discours.

«Et aujourd’hui, avec le recul, vous pensez toujours qu’Yves était coupable ?»

Il a répondu de mauvaise grâce, mais il a répondu.

«À vrai dire, avec les années, lorsque j’y ai repensé, cela m’a semblé de plus en plus improbable. Surtout parce qu’il a été impossible de le prendre en défaut. Il a toujours répété la même histoire. Mais il est vrai que, dans ce cas-là, le coupable réel nous a échappé.»

Cela n’avait pas l’air de le troubler plus que ça. Il a lâché un grand soupir, a avalé encore une gorgée et a longuement fixé le ciel de plus en plus sombre.

«Évidemment, je ne pouvais pas prévoir qu’il s’amouracherait de la cousine de la victime ! Pour moi, du moment que l’acquittement était prononcé, que le gosse s’en tirait, le cas était réglé et tout était pour le mieux.»

«Vous ne vous êtes jamais dit que, Jacqueline Tibault ou pas, l’idée d’avoir été accusé, et absous seulement faute de preuves, pouvait gâcher la vie d’adulte de Boissellier ?»

«Ça, c’est une idée romantique, qui ne peut venir qu’à des sentimentaux. Moi, je suis un homme qui a les deux pieds sur terre. Personnellement, ça n’aurait pas détruit ma vie. Mais si j’ai bien compris Me Clair, le jeune homme est un artiste, alors évidemment…»

«Oui, ce romantique sentimental traîne depuis vingt ans le poids d’une culpabilité à laquelle croyaient son père, peut-être sa mère, et même vous, sans parler des flics.»

«Vous aussi, vous êtes une sentimentale.»

Le jugement était sans appel.

Il a bu la dernière gorgée de son verre.

«Écoutez, j’ai autorisé mon estimé collègue à lire le dossier Boissellier, mais sous le sceau du secret. Je n’ai pas le droit de le montrer à quelqu’un qui n’est pas assermenté. Il le connaîtra, et si quelque chose de vraiment utile à Yves Boissellier surgissait, on en parlerait à la famille. Je ne pouvais pas faire plus.»

Il s’est levé, a rajusté sa cravate.

«Mes hommages, madame. Maître… À demain, comme convenu.»

Il est parti comme un navire amiral, toutes voiles dehors. Le port de sa tête, son dos tout entier, exprimaient son mépris des «romantiques».

«C’est un miracle que j’en aie tiré quelque chose», a murmuré Pierre-François en contemplant (de profil cette fois) l’imposante silhouette qui passait devant la vitre fumée.

«Ç’a été difficile ?»

«Pénible. Lorsque je lui ai parlé de toi, il t’a traitée de saltimbanque, d’insupportable touche-à-tout, tu n’es pas la digne fille de ton père, qui de toute façon, je cite, n’était pas trop mal pour un magut, qui restait un magut en dépit de toutes ses prétentions à la suissitude.»

«Charmant. Mais enfin, si j’ai bien compris, tu peux lire le dossier.»

«Moi, mais pas toi. J’ai dû prêter un serment particulier sur ce point-là avant qu’il ne consente. Il a fallu que je lui prouve que le jeune Boissellier était mon client, et il l’a appelé lui-même pour connaître son avis. Yves a dit qu’on pouvait tout te montrer, remarque. Mais là, Chevalley est resté intraitable. Tu n’es pas membre du barreau. Point final.»

«Je vais te dire où nous en sommes, et si tu vois quelque chose que je devrais encore faire, ou que je devrais à tout prix savoir, tu me le dis, tout simplement.»

Je lui ai raconté notre journée par le menu en buvant mon Campari. Il a écouté avec son habituelle concentration, comme si nous n’étions pas entourés de tous les bruits possibles et imaginables, et a fini par lever une main.

«Je verrai ce dossier demain. Le cas échéant, je te donnerai les éléments qui te manquent, bien que je doute un peu…»

Je suis rentrée chez moi tranquillisée. Un concerto de Mendelssohn et un bruit de douche remplissaient l’appartement. Rico était là. Entre mes pérégrinations et les siennes, nos retrouvailles restent, depuis que nous sommes ensemble, un plaisir intense. Nous sommes divorcés tous les deux, et entre nos divorces respectifs et notre rencontre, nous avons eu plus d’aventures que nous n’en aurions souhaité. Lorsque nos chemins se sont enfin croisés, ç’a été instantané : nous avons su en quelques heures que tout ce que nous avions vécu auparavant n’avait été que le prélude à notre rencontre. Cela durait depuis plus de deux ans et, tout en me disant que rien n’est jamais acquis, je préférais ne plus me poser de questions.

Assis devant un repas préparé en vitesse mais néanmoins succulent, nous nous sommes raconté notre journée.

«Il y a vingt ans», a observé Rico, «j’avais écrit un long article sur cette affaire. Cela m’intéresserait d’en récrire un.»

Nous étions convenus, tôt dans notre association, que lorsque je serais sur une affaire dont il aurait pu tirer un reportage, il s’abstiendrait tant que je ne lui aurais pas donné le feu vert. Dans le cas particulier, si j’arrivais à prouver l’innocence d’Yves même sans trouver de coupable, une publication pourrait faire office d’absolution. Yves étant un puriste, on pouvait nourrir quelques doutes, mais pourquoi ne pas tenter.

«OK. Si j’arrive à résoudre le mystère, je te raconte tout», ai-je promis. «Mais dans la mesure où je ne sais pas comment retrouver l’assassin, je mise tout sur une preuve irréfutable de l’innocence d’Yves. J’ai déjà quelques éléments dans cette direction. Le reste est probablement désespéré.»

«Je compte sur toi», a souri Rico. «Santé !»

«Santé !»

 

(à suivre)

 

 

«Le Sourire de Lisa» a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

 

Aucun commentaire pour l'instant…