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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (6)

 

 

Le Sourire de Lisa

Une enquête de Marie Machiavelli

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

VI

Les parents Girot étaient à Berne avec quelques-uns de leurs métiers, juste derrière la gare, on les voyait depuis le train. C’était leur dernière semaine. Le moment approchait où, pour remettre leur matériel en état, les forains font une pause avant les réjouissances de Noël.

 

C’était un jeudi soir, les foules ne se bousculaient pas au portillon. Vers huit heures moins le quart, j’ai jugé que le repas serait avalé et que je pourrais frapper à la roulotte de Jacky et Lucie, les parents de Daniel.

Jacky est l’oncle maternel de mon avocat, Pierre-François Clair. Bien entendu, je fréquentais le Luna Park longtemps avant de connaître Pierre-François. Lorsque nos chemins professionnels se sont croisés, et qu’il m’a donné pour la première fois rendez-vous aux autos tamponneuses parce que ainsi on pourrait discuter sans que personne ne nous entende, la rencontre avec la famille en a été facilitée d’autant.

Je n’en reviens toujours pas d’avoir croisé, par un de ces hasards qui passent pour invraisemblables chez les gens qui manquent d’imagination, le seul avocat de Suisse romande – j’en suis persuadée – dont la mère sortait d’une vieille et respectable famille foraine, de celles qui ont mille histoires à vous raconter sur les premiers carrousels à bras, puis à vapeur, sur les monstres de foire et les errances de village en village. Nous nous étions compris au quart de tour. Qu’il ne suscite pas l’enthousiasme de tous ceux qui ont besoin d’un homme de loi, qu’il soit trop fantasque, trop foireur, trop sexuellement indéfini (il aime les femmes mais préfère les hommes et ne s’en cache pas), cela m’est absolument égal, et je ne dois pas être la seule : sa clientèle est nombreuse.

Ses parents sont morts alors qu’il était très jeune, ensemble, dans un accident de voiture. Estimant qu’il avait besoin d’être pris en charge affectivement, Jacky Girot et sa femme Lucie l’ont pour ainsi dire adopté.

C’est chez eux que j’ai fini, au hasard des rencontres, par connaître de vue Jacqueline Tibault, l’autre cousine de Daniel : elle ne dédaigne pas, elle non plus, de venir, les soirs de grande foule, tenir la caisse aux métiers.

Le regard que m’a lancé la tante Élisabeth lorsque je suis entrée dans la roulotte valait un long discours. Elle se sentait piégée, et toute son hostilité se reportait sur moi : c’était plus commode, j’étais une étrangère à la famille.

Elle ne m’a pas tendu la main.

Je me suis installée, Lucie m’a versé à boire, et Jacky n’y est pas allé par quatre chemins.

«Allez, Betty, fais pas la gueule à Marie. C’est nous qui lui avons demandé de s’occuper de tout ça. Nous lui avons même forcé la main, parce qu’elle ne voulait pas. Alors maintenant qu’elle a accepté, tu ne vas pas lui en vouloir.»

«Je sais, je suis stupide, mais le souvenir de cette affaire m’est vraiment très désagréable.»

Elle n’en a pas moins souri, puis a fini par me tendre la main.

«Appelez-moi Betty», a-t-elle ajouté en guise de bonjour.

«Appelez-moi donc Marie.»

Un silence, pendant lequel nous avons tous siroté notre verre de rouge. Sans doute pour rompre la glace, Lucie s’est levée et a apporté sur la table une superbe tarte Tatin.

«On t’a attendue pour le dessert, Marie.»

Elle nous a servis.

«Je suis désolée d’être désagréable, chère Betty», ai-je dit après avoir enfourné une cuillerée de gâteau, «mais il faut que je vous pose des questions.»

«Je sais, je sais. Allez-y.»

«Vous désapprouvez que Jacqueline soit amoureuse d’Yves Boissellier ?»

Il fallait que je sois au clair là-dessus ; si elle était très hostile, cela colorerait sans doute toutes ses réponses.

Elle m’a regardée les yeux ronds, le souffle coupé.

«Moi ? Absolument pas. Jacqueline a vingt-six ans, elle est indépendante, et je suis très contente pour elle. D’autant plus d’ailleurs que c’est la première fois que cela lui arrive. Je regrette qu’il y ait cette ombre au tableau, mais je n’arrête pas de lui dire d’écouter son cœur avant tout.»

Un silence.

Jacky et Lucie se sont regardés, se sont levés et sont sortis avec un petit signe de la main.

Betty a repris sans se soucier de leur départ.

«D’ailleurs, la difficulté ne vient pas d’elle, mais de lui. Yves refuse tout simplement de se marier avec Jacqueline tant que nous risquons de penser qu’il est un assassin. Elle est très malheureuse, même si elle affirme comprendre. Vous croyez vraiment qu’on peut refaire l’enquête ? Si longtemps après ?»

«La refaire, on peut sans problème. Le tout est de savoir si on aboutira à un résultat différent. Je peux en tout cas vous dire une chose : lorsqu’on se penche sur ce dossier, on se rend compte qu’il a été bâclé parce qu’à l’époque l’inspecteur a été sûr au bout de vingt-quatre heures que l’assassin était Yves et, apparemment, le juge d’instruction a suivi la police. Tout le reste a été négligé. À la Sûreté ils sont d’accord avec moi là-dessus.»

«Et alors ?»

«On va tenter d’en savoir plus. La police de son côté, moi du mien. Mais, bien entendu, il n’y a aucune garantie. Parlez-moi un peu de cette Lisa May.»

À ma grande surprise, Betty est devenue rouge tomate.

«Il y a une grande différence entre ce que je pense d’elle et ce qu’en pense mon mari. Mais c’était sa nièce, la fille de sa sœur bien-aimée, je m’en suis toujours voulu…»

Les mots venaient avec difficulté.

«Ma chère Betty, votre loyauté vous honore, mais pour trouver la faille, si elle existe, il faut que je sache un maximum de choses. Et dans le dossier de la police, personne ne s’est occupé de faire une enquête sur cette Lisa. C’était une coureuse. C’était tout ce qu’il était nécessaire de savoir, pour eux.»

Le regard de Betty était perdu dans le vide, et j’ai craint un instant qu’elle ne dirait rien. J’ai ouvert mon sac et j’ai sorti la photo de Lisa. Je la lui ai tendue. Elle l’a prise et a eu une sorte de sursaut.

«Ah, mon dieu ! un fantôme.»

Elle l’a regardée longtemps, puis me l’a tendue, et, sans lever les yeux, elle a raconté.

«Je connaissais Lisa depuis mon mariage. Elle devait avoir dix ans, à l’époque. C’était une écolière studieuse, dévorée par une seule passion : la danse classique. Elle venait passer ses vacances à Épesses parce que c’est près de Lausanne ; pendant que ses parents allaient en Grèce ou en Sicile, elle s’ébattait au village, mais tous les après-midi elle allait à Lausanne pour suivre les cours de vacances d’une école de danse. Taille moyenne, mince comme un fil, allure fragile mais tout en muscles et en nerfs, elle était solide comme un roc. À part la danse, c’était une petite fille comme les autres. Elle jouait avec les autres enfants, tombait dans la fontaine de temps à autre, comme les autres, s’égratignait les genoux ou les coudes, comme les autres. Quand j’ai eu Jacqueline, Lisa a été adorable avec elle.»

Son front s’est plissé.

«Je suppose qu’à force de la voir tous les étés, et aussi aux autres vacances scolaires après la mort de sa mère, je n’ai pas remarqué qu’elle grandissait. Mon mari l’adorait, je la voyais peut-être à travers lui…»

«Et qu’est-il arrivé ?»

«Elle a gagné tous les concours, et elle allait partir pour New York, mon mari avait décidé de lui offrir l’école du New York City Ballet parce que le père de Lisa qui était un simple fonctionnaire disait ne pas avoir les moyens. Il était d’ailleurs farouchement opposé à ce départ, mais Lisa a réussi à lui forcer la main.»

«Personne ne parle de ce père.»

«C’est un homme sévère, taciturne, il m’a toujours fait un peu peur. Il est venu au tribunal, vous trouverez certainement son témoignage. Elle vivait avec lui, mais mon impression était qu’il n’avait aucun pouvoir sur elle. Je crois qu’il avait réalisé avant moi, et surtout longtemps avant mon mari, que quelque chose s’était produit.»

«Bon, alors, venons-en à ce qui s’est produit.»

«Ça date peut-être de l’année précédente, mais moi je n’ai rien remarqué avant ce dernier terrible été. C’est ce qui m’a le plus choquée en voyant cette photo. C’est tellement évident, comment ai-je pu ne pas voir ?»

Elle devait avoir une boule dans la gorge, elle a avalé plusieurs fois avant de reprendre.

«C’était devenu une femme, ce qui à dix-huit ans est normal. Sauf que ce n’était pas seulement une femme, c’était une vamp. Tout à coup, il fallait que tous les hommes soient à ses pieds. Mariés, célibataires, jeunes, moins jeunes, elle voulait à tout prix attirer leur attention.»

Elle a lâché un petit rire.

«Un matin elle a dansé très légèrement vêtue sur le bord de la fontaine, avec ses chaussons à pointes. Tout le monde a regardé, bien entendu, c’était très beau. Mais déplacé, provocant. Pour les vignerons, depuis ce jour-là, elle était devenue “ la dingue ”. Les petits garçons s’étaient mis à l’appeler “ la coureuse ”, et leur sport préféré était d’essayer de regarder sous ses jupes. Ils faisaient des paris sur la couleur de ses slips. J’entendais tout ça par la fenêtre de ma cuisine, et j’ai essayé de lui parler. Mais j’avais perdu le contact.»

Ses yeux ont fait le tour de la table.

«Vous vous rendez compte ? J’en étais responsable devant son père, devant mon mari qui était rarement là, et je n’arrivais pas à la tenir. Et il n’y avait pas que les vignerons, il y avait les voix masculines au téléphone.»

«C’est-à-dire ?»

«Ses parents voulaient qu’avant toute chose elle passe son bachot. Ils avaient mis cette condition aux études de danse. On ne peut pas rester danseur toute sa vie, c’est même une carrière assez courte. Elle venait donc de quitter le lycée, où elle avait beaucoup de camarades garçons. Ils lui téléphonaient à journée faite, ils se donnaient rendez-vous, il en venait ici…»

«A-t-on enquêté sur cette classe de bachot ?»

Je n’avais peut-être pas encore tout lu, mais j’aurais parié que non. Pas la police, en tout cas. Des interrogatoires systématiques d’une dizaine de jeunes, ça m’aurait frappée.

«Je ne sais pas. Probablement pas. Tout le monde a tout de suite été certain que c’était Yves, et tout était contre lui, pauvre garçon. Il n’avait que sa parole et son obstination pour lui. Ils n’ont jamais réussi à le prendre en défaut.»

«Même son père pense qu’il est probablement coupable et qu’il a simplement refoulé un acte trop terrible. Et vous ?»

«Moi, j’ai toujours pensé que c’était impossible. S’il avait oublié ça, il aurait oublié autre chose aussi. Or ses souvenirs étaient précis, il ne s’est jamais coupé. Mais l’inspecteur était sûr, le juge semblait convaincu, mon mari était persuadé, et si en plus vous me dites que son propre père doutait de lui, que voulez-vous ?»

«Vous ne vous souvenez pas d’un coup de fil particulier, ce jour-là ? Yves garde l’impression que Lisa avait un rendez-vous, qu’elle voulait se débarrasser de lui parce qu’elle attendait quelqu’un.»

«On m’a déjà posé la question, j’y ai beaucoup réfléchi. Pour une raison qui m’échappe en ce moment, j’ai passé une bonne partie de la journée dehors. Si quelqu’un a téléphoné, elle a pu répondre elle-même. J’ai même posé la question à Jacqueline, à tout hasard. Mais que voulez-vous, elle avait six ans. Et puis, elle aussi était dehors une bonne partie de la journée. Il faisait beau, sur la place il y a quelques voitures qui parquent mais pas de circulation, alors on laisse les enfants courir comme ils veulent. Ou du moins on les laissait jusqu’à ce qu’on prenne conscience des pédophiles. Depuis, il y a toujours un parent de garde.»

«À part ses camarades d’école, vous souvenez-vous de quelqu’un qu’elle aurait vampé ?»

Elle a ri.

«Demandez-moi plutôt s’il y avait quelqu’un qu’elle ne vampait pas. Elle était déchaînée, je vous dis.»

«Mais je me suis laissé dire qu’à entendre votre mari c’était un modèle à tous points de vue ?»

«C’est exactement à cause de cela qu’elle m’est devenue profondément antipathique, si vous voulez le savoir. Parce qu’elle était devenue faux jeton, une vraie sainte nitouche : dès qu’il arrivait, elle se transformait en petite fille modèle. Et il aurait été inutile que je tente de dire ce qui se passait. D’ailleurs j’ai tenté, et ç’a fait l’objet de la première grande querelle que nous ayons eue depuis que nous nous connaissions.»

Elle a baissé les yeux et s’est gratté une main avec l’autre.

«Lorsqu’elle est morte, ma première pensée a été qu’elle l’avait cherché.»

Elle a fait une très longue pause, mais je me suis dit qu’elle allait repartir d’elle-même, maintenant qu’elle était lancée. En effet.

«Je ne sais pas pourquoi mais, d’après moi, si quelqu’un l’a tuée, ça ne peut pas être un de ses camarades. C’est plutôt un homme plus mûr, qui aurait eu quelque chose à perdre. Remarquez que ça ne nous avance à rien, parce que, dans le village, tout le monde avait un alibi.»

«Ç’aurait pu être une femme jalouse.»

«Probablement, mais c’est une éventualité que je n’ai jamais entendue.»

«Et son école de danse ?»

«Elle a suivi son cours de vacances, comme d’habitude. Mais, lorsqu’elle a été tuée, il était fini. Quelques jours plus tard, elle serait partie pour New York.»

«Est-ce que la police a été mettre son nez dans ce cours de vacances ?»

«Vous m’en demandez trop.»

«Bon, je vais lire le dossier à fond, je verrai bien ensuite.»

J’ai pris ma tête dans mes mains et j’ai cherché : y avait-il encore des questions à poser ? Il ne m’en est venu qu’une.

«Vous-même, avez-vous jamais soupçonné quelqu’un ?»

Elle a eu un sourire tendu.

«Je mentirais si je vous disais que je n’ai pas cherché. Ce petit garçon me faisait mal au cœur. J’ai passé en revue tous les gens que je connaissais, mais il ne m’est venu personne à l’esprit. Je ne suis pas une bonne enquêteuse, vous voyez.»

J’avais eu l’intention de passer la nuit à Berne mais, après cette discussion, j’avais hâte de rentrer à Lausanne où était la copie du dossier de la Sûreté. Il ne me semblait pas avoir vu les interrogatoires des camarades de lycée et d’école de danse, mais je voulais m’en assurer.

J’ai regardé ma montre. Dix heures. Dans quelques minutes j’avais un train. J’ai promis de donner des nouvelles, et je suis sortie.

La gare était à cinq minutes. En passant, j’ai pris congé de Jacky et de Lucie, qui vendaient les billets aux rares clients. Dans le train, je me suis rendu compte à quel point j’étais pressée de parler avec Léon. On trouverait peut-être quelque chose du côté des camarades.

J’étais déjà presque à Lausanne lorsque j’ai pensé à me demander si Pierre-François avait vu Me Chevalley, le défenseur d’Yves au moment du procès. À minuit, en arrivant, j’aurais encore pu faire un tour des boîtes de nuit pour le trouver. J’étais déjà dans le taxi lorsque j’ai décidé que, après tout, mieux valait aller dormir.

Mais je l’ai appelé dès huit heures le lendemain, depuis chez moi, ma tasse de café à la main. Il était bien entendu à son bureau ; il a répondu avec cette voix stentorienne qui séduit les prétoires.

Je lui ai raconté mon entretien avec Mme Betty, et il m’a, à son habitude, écoutée en silence. Je suis certaine qu’il ne prenait aucune note. La mémoire de Pierre-François est phénoménale, il se souvient des entretiens verbatim. Il dit que c’est un truc, mais je n’ai jamais pu l’appliquer à ma propre mémoire. Mes souvenirs restent toujours approximatifs.

«Tu as vu Chevalley ?» ai-je fini par lui demander.

«Oui. Il m’a promis d’aller déterrer le dossier, qui est au fin fond de ses archives, j’ai rendez-vous avec lui cet après-midi à cinq heures. Mais à ta place je ne me ferais pas trop d’illusions. Les apparences étaient contre le pauvre Yves, et tout le monde reste convaincu qu’il a tiré puis bloqué le souvenir de son acte. Il n’y a pas d’autres empreintes sur l’arme.»

«C’est vrai. Mais, sur la partie que le petit Boissellier aurait dû tenir pour tirer, il n’y a pas d’empreintes du tout. Ses empreintes ne sont que sur la culasse, sur le canon. Tu ne vas tout de même pas me dire qu’il a essuyé la crosse après avoir tiré ?»

«Tu vois, Chevalley ne m’a même pas dit ça.»

«C’est d’ailleurs la même chose sur l’appareil-photo : il n’y a que les empreintes d’Yves. Mais sur l’étui il n’y a pas d’empreintes du tout.»

«Attendons ce soir, va. Six heures au Carlton ?»

«Très bien, six heures au Carlton.»

J’ai pris ma douche, et je suis allée au bureau, où je suis arrivée à neuf heures et quart pour le plus grand déplaisir de Sophie, à qui j’ai tout raconté en buvant le thé. Elle a pris quelques notes qu’elle est allée enregistrer dans l’ordinateur. Pendant ce temps, moi, je me suis précipitée sur le dossier de la police.

Les interrogatoires des camarades d’études brillaient par leur absence. Il y avait très peu de chose sur Lisa. Le juge d’instruction avait peut-être fait tout ça, mais comme je n’avais pas accès à son dossier ça ne m’avançait pas. Il fallait que je me retrousse les manches. Vingt ans après, on allait bien rigoler…

J’ai appelé Daniel Girot, c’était la personne idéale.

«Dis-moi, Daniel, tu peux me procurer le nom du lycée où était Lisa, si possible le numéro de sa classe, et le nom de son école de danse ?»

«Je peux essayer. Il faut que je réfléchisse à la manière.»

«Tu pourrais poser la question à ta tante Betty, ou au père de Lisa. Toi, tu fais partie de la famille. Moi, je ne suis qu’une étrangère.»

«Je vais voir ce que je peux faire.»

Il pouvait faire pas mal de choses, parce que j’ai eu le nom du maître de classe et le nom du prof de danse, en moins d’une demi-heure. Betty les avait retenus pendant toutes ces années, va savoir pourquoi. Le maître de classe s’appelait M. Charles Jonnot. C’est là que j’ai pensé pour la première fois que, moi aussi, j’aurais pu connaître Lisa May. Nous avions plus ou moins le même âge. Elle avait simplement fait son bac un an avant moi. Mais nous avions fréquenté le même lycée – et avions partagé M. Jonnot qui, pendant un an ou deux, m’avait enseigné la géographie.

J’ai appelé Charles Jonnot. Il était chez lui. Au timbre de sa voix et au souvenir que j’avais de lui, j’ai pensé qu’il devait être à la retraite.

Je n’ai pas tourné autour du pot.

«Vous vous souvenez d’une de vos élèves d’il y a vingt ans, nommée Lisa May ?»

Il y a eu un silence.

«Vous voyez de qui je veux parler ?»

«Oui, oui. Oui, je vois. Je suis surpris que quelqu’un me reparle d’elle après si longtemps.»

«Quelle opinion aviez-vous d’elle ?»

«Vous savez, c’était une élève qui ne pensait qu’à la danse. Elle suivait les cours par sens du devoir, ses résultats auraient pu être excellents, mais ça ne l’intéressait pas.»

«Et quel genre de fille était-ce ?»

«Elle a été mon élève pendant trois ans. Elle a beaucoup évolué, pendant ce temps.»

«On m’a déjà dit ça. Comment qualifieriez-vous cette évolution ?»

«Euh… Elle… C’était une jeune fille très fraîche et vive… le cœur des fêtes… Euh…»

Il cherchait ses mots, il s’embrouillait. Aurait-il pu être un de ceux que Lisa avait vampés ? Pour un prof, il y avait de quoi être embarrassé.

«Est-ce que vous avez gardé une liste d’élèves de cette année-là ?»

«J’ai gardé tous mes registres. Une habitude.»

«Auriez-vous la bonté de me sortir celui de cette année-là, que je puisse établir une liste des élèves ? Si vous avez le temps ?»

«Oui, volontiers.»

Mais il n’y avait pas d’enthousiasme dans sa voix. Il fallait que je voie sa tête.

«Je peux passer chez vous tout de suite.»

Encore un petit silence, puis il a fini par accepter. Il habitait la route du Signal. J’ai traversé le pont Bessières, longé la Cathédrale, la rue de la Cité-Devant, la place du Château, puis j’ai grimpé en direction de Sauvabelin, et je me suis bientôt trouvée devant la maison de Charles Jonnot. Une vieille villa, habitée maintenant, à en juger par les boîtes aux lettres, par quatre familles.

M. Jonnot était un homme d’une soixantaine d’années, des lunettes d’intellectuel, ses cheveux gris étaient bouclés, c’était toujours un bel homme. Lisa devait avoir tenté de le vamper. Cela expliquait son embarras. Il ne m’a pas reconnue et je ne me suis pas rappelée à son bon souvenir.

Il m’a fait asseoir dans ce qu’il a appelé sa bibliothèque et m’a tendu le registre, ouvert à la page qui m’intéressait. Dans la classe de Lisa, il y avait eu seulement quatorze élèves, dont six garçons.

«Vous avez leurs adresses ?»

«Certes, mais elles ont vingt ans, et je ne suis resté en contact avec aucun d’entre eux.»

«Ça ne fait rien, je les prends tout de même.»

«Auriez-vous la bonté de me dire pourquoi ?»

À mon tour d’hésiter un instant : je pensais que lui aussi aurait pu être soupçonné. Mais j’ai fini par lui expliquer la situation. Il a facilité mon travail en disant :

«À ce taux-là, je pourrais aussi être un de vos suspects : Lisa a tout fait pour me séduire.»

J’ai réussi à jouer la surprise.

«Ah bon ?»

«Ne faites pas semblant de ne pas avoir pensé à moi. Si elle avait pu m’avoir, elle se serait désintéressée de tous ses camarades. C’étaient des hommes comme moi qui l’intéressaient, pas les adolescents de sa classe. C’était une véritable diablesse.»

«Et qu’avez-vous fait ?»

«Je me suis enfui. J’ai appelé ma femme au secours. Je lui ai avoué que cette jeune fille m’ôtait le sommeil, et le premier jour des vacances nous sommes partis pour Cuba, où nous sommes restés pendant deux mois. Lorsque nous sommes rentrés, Lisa était morte.»

Un silence.

«Je me suis demandé avec qui elle était allée trop loin. La nouvelle a été un choc, mais je ne l’ai pas pleurée.»

À part son oncle, et probablement son père, personne ne semblait avoir regretté la mort de la pauvre Lisa.

En partant de chez le professeur avec ma liste, je me suis arrêtée à une cabine et j’ai appelé Simone Verrey, le prof de danse. Je suis tombée sur une femme qui n’avait pas la langue dans sa poche.

«Cette peste ? Bien sûr que je me souviens d’elle. J’ai été sur le point de perdre mon mari, à cause d’elle.»

«Elle l’a séduit ?»

«Lorsque je suis arrivée, ils étaient sur le lit. Ils allaient être nus.»

Décidément, les suspects se multipliaient.

«Et alors ?»

«Je l’ai mise à la porte. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas écrit au New York City Ballet pour leur dire de ne pas la prendre, je connaissais bien le directeur, il ne l’aurait pas acceptée, s’il avait su. J’ai probablement été retenue par l’immense potentiel de danseuse de cette petite garce. Je n’ai jamais eu, ni avant ni après, une élève aussi évidemment faite pour cela. Je ne doutais pas qu’elle ferait une carrière éblouissante. Elle était si mignonne lorsqu’elle était petite. Mais son talent lui est monté à la tête. Ça et les hormones.»

«Vous ne l’avez pas tuée ?»

Elle a ri.

«Non, je n’aurais jamais voulu risquer la prison pour elle. Nous avons rafistolé notre mariage. Je suis sûre que vous aimeriez parler avec mon mari, mais malheureusement ce ne sera pas possible. Il est mort depuis huit ans.»

Je lui ai demandé si elle voyait des élèves garçons qui auraient pu s’intéresser à Lisa, mais je savais d’avance ce qu’elle allait répondre.

«Lisa ne s’intéressait pas aux garçons de son âge. Et puis une école de danse tient largement du gynécée. Il n’y avait que deux garçons, à l’époque. Tous deux plus jeunes qu’elle. Non, c’est à mon pauvre Paul qu’elle s’est attaquée.»

Je n’ai pas insisté pour voir ses registres. Mais l’un dans l’autre, en vingt-quatre heures je m’étais fait de Lisa May une image plus précise, et décidément peu flatteuse.

Entre-temps, il s’était fait tard. J’avais l’estomac dans les talons. J’ai grimpé jusqu’au Couscous, et je me suis sustentée.

 (à suivre)


«Le Sourire de Lisa» a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

3 commentaires
1)
zit
, le 29.03.2009 à 09:52

Quand on gratte un peu le vernis…

z (mézou sont donc passés les cyclistes ? je répêêêêêêêêête : En fait, il y avait un critérium, ce jour là, et elle a été assassinée par un cycliste, devenu depuis patron d’une équipe qui carbure à l’EPO. J’ai bon ?)

2)
Arnaud
, le 29.03.2009 à 16:43

Merci Anne pour les aventures de Lisa! J’avoue encore préférer la version papier, dont j’ai trouvé l’intégralité chez Payot à Lausanne.

J’aime beaucoup cette idée d’héroïne enquêteur privé. Cela me semble de plus en plus populaire, comme le roman de Diane Wei Liang, Le secret de Big Papa Wu, ou Lisbeth Salander de Stieg Larsson (Millenium).

A quand la prochaine aventure de Lisa?

Amitiés,

Arnaud

3)
Anne Cuneo
, le 30.03.2009 à 07:44

A quand la prochaine aventure de Lisa?

L’année prochaine, au printemps, et au plus tard en automne. J’ai eu quelques obstacles entre deux, sur cette série de romans. Je passe mon temps à les renvoyer, ce que je regrette. Mais ça va venir, promis.