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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (5)

 

 

Le Sourire de Lisa

Une enquête de Marie Machiavelli

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

V

 

 

V Je m’étais demandé comment j’aborderais Jean-Marc Léon : le hasard m’a épargné les manœuvres. Je l’ai rencontré au kiosque où nous achetions tous les deux notre journal et je lui ai proposé un café. Nous sommes allés chez Brachard, un tea-room dangereux pour quiconque veut préserver sa ligne.

«Je suis très contente de vous voir, Léon. Depuis que vous avez déménagé, il est devenu pratiquement inutile d’espérer qu’on vous croisera. Je marque la rencontre d’aujourd’hui d’une pierre blanche.»

Autrefois, la police cantonale était à la Cité. Mais depuis deux ou trois ans, elle a subi le même sort que l’Université (qui fut également à la Cité entre la nuit des temps et les années quatre-vingt). Aujourd’hui, en cette époque résolument moderne, elles sont toutes les deux en banlieue, aussi loin que possible du cœur de Lausanne. Lorsque les flics ont déménagé, j’ai éprouvé une certaine pitié pour le pauvre Léon et ses collègues : je me souvenais assez bien des affres que nous avions éprouvées, nous, la génération dont les études s’étaient passées à cheval sur le changement d’adresse. Lorsque nous avions quitté le centre, j’avais eu l’impression de me retrouver quelque part du côté de la Lune, en zone raréfiée. Pour compenser, nous nous bourrions de pâtisseries dans une cafétéria glauque et sans doute beaucoup plus hygiénique que le sympathique Bar de la Faculté des lettres où nous, étudiants en droit, allions boire nos cafés matinaux – il était à dix mètres de nos aulas. Il était tenu par deux dames qui faisaient encore à la maison une partie des pâtisseries que nous ingurgitions, vous voyez à quel point elles étaient rétrogrades.

Enfin, autant oublier le passé. Je reviens à Léon, assis en face de moi chez Brachard, l’air goguenard.

«Pour que vous soyez contente de me voir, Machiavelli, il faut que vous ayez quelque chose à me demander.»

«Évidemment, sinon où serait le plaisir ?»

Nous avons gloussé en chœur et, la sommelière étant arrivée sur ces entrefaites, nous avons passé notre commande.

Un silence, puis Léon a sorti :

«C’est parce que vous vous intéressez à ma santé, que vous vouliez me voir ?»

La sommelière est venue nous apporter à boire.

«Justement. Je voulais vous proposer un peu d’exercice», ai-je repris une fois que nous avons été servis.

«Du jogging ?»

Léon était sérieux comme un pape, mais ses yeux riaient. Nous avions récemment travaillé ensemble en faisant du jogging, mais j’étais davantage une adepte de la course à pied que lui.

«Si on veut. J’aimerais que vous joggiez un peu dans les corridors de vos archives. Que gardez-vous d’un cas pour lequel il y a eu une sentence qui ne satisfaisait personne ?»

«Tout ce qui a passé chez nous. Rien de ce que le juge a fait de son côté. À la fin, on reçoit la sentence, on est parfois étonné en la lisant ; mais ce n’est pas notre affaire. On la met dans le dossier et on classe.»

«Boissellier, ça vous dit quelque chose ? Ou May, ça dépend de quel point de vue vos collègues ont considéré la chose. Boissellier, c’était le soupçonné, May, la victime.»

Je lui ai raconté le cas en quelques phrases. Rien n’a déridé le pli qui avait barré son front dès que j’avais prononcé le mot «archives».

«Vingt ans», a-t-il fini par dire, «c’est long. Je vais voir. Je vous rappelle si je trouve quelque chose. Mais, pour que vous consultiez le dossier, il faut une demande officielle…»

«Allez, Léon, ne faites pas votre compliqué. Je veux juste jeter un coup d’œil. Histoire de rassurer un grand dadais amoureux. Je n’ai pas l’intention d’aller au tribunal avec. Si quelque chose devait changer, l’avocat d’Yves Boissellier ferait toutes les demandes officielles dont vous pourriez avoir besoin.»

Il a avalé quelques gorgées en me regardant par-dessus le bord de sa tasse. Et il a fini par bougonner :

«Ça va. Je vous appelle d’ici une heure ou deux.»

Je me suis précipitée au bureau, j’ai salué Sophie d’un signe de la main, d’un bonjour hâtif et, sans prendre la peine de faire avec elle ce que dans de grands bureaux on appelle le briefing du matin (notre traditionnelle tasse de thé, en fait), j’ai appelé Pierre-François, mon avocat.

Je pourrais presque dire que Pierre-François est un partenaire à temps partiel de l’agence Machiavelli. Pour lui, je suis une cliente assez bizarre, mais cela ne l’émeut pas. Sa mère était foraine, et il a gardé d’elle un goût pour l’insolite. Insolite pour un avocat, du moins. Qu’il aille tenir la caisse sur les champs de foire lorsque son oncle arrive dans les parages avec autos tamponneuses, grand huit et grande roue, passe encore – c’est son oncle, après tout, et il gère une partie de ce qui a autrefois appartenu à la défunte mère de Pierre-François. Mais il est tout aussi assidu dans les bars et les cabarets, et il ne dédaigne pas de danser en travesti, il porte très bien la robe longue, et lorsqu’il a coiffé une perruque opulente par-dessus un savant maquillage, on a peine à deviner l’homme de loi qui se cache là-dessous.

Tout cela ne diminue en rien son efficacité d’avocat, et les juges qui font l’erreur de le sous-estimer en sont le plus souvent pour leurs frais.

En dépit du fait qu’il ne se couche guère avant trois ou quatre heures du matin, Pierre-François est généralement à son étude aux aurores. C’est même le seul moment où on est à peu près sûr de le trouver.

J’ai une fois de plus raconté l’histoire d’Yves. Je commençais à comprendre ce que mon nouveau client m’avait dit : qu’une histoire qu’on répète encore et encore perd de sa réalité.

«Tu vois», ai-je conclu, «il se pourrait qu’il faille un avocat dans l’affaire.»

«Dis à M. Boissellier de m’appeler. Ensuite, j’irai voir mon confrère Chevalley, avec toi si tu veux.»

«Entendu. J’appelle Boissellier. Le problème, c’est que je ne suis pas sûre que tu fasses l’affaire.»

«Pourquoi pas ?»

«Parce que Jacqueline est ta cousine et que…»

«Arrête ton char, Marie. J’ai entendu parler de tout ça dix fois, plus ou moins vaguement. Ce qui fait que j’ai eu l’occasion de m’apercevoir que ma tante est tout ce qu’il y a de plus sceptique sur la culpabilité du petit Boissellier. C’est son mari qui y tient.»

«Tu connaissais Lisa ?»

«Non. À l’époque, j’avais juste entendu dire qu’elle avait l’étoffe d’une danseuse. Par la suite, j’ai fait la connaissance de son oncle, le mari de ma tante. Et, si tu veux le savoir, je n’aime pas outre mesure ce mari-là, il a trop de certitudes, dans la vie. Je m’occupe très volontiers de ton jeune homme, au contraire, pour autant qu’il m’accepte.»

«Bon. Tu feras mieux l’affaire que Chevalley, probablement, qui était l’avocat de ses parents, et qui me fait, comme ça à première vue, l’effet de quelqu’un qui n’a pas pris la défense de l’enfant avec toute l’énergie voulue.»

Un coup de fil à Bâle, et l’affaire a été réglée. Yves Boissellier était reconnaissant qu’on lui propose un avocat, n’importe lequel pourvu qu’il ne croie pas d’emblée à sa culpabilité. Les liens de parenté de Pierre-François lui étaient indifférents. Comme je l’avais deviné, il ne voulait pas de Chevalley.

J’allais me remettre à peaufiner mon rapport sur l’ÉPO lorsque Léon a appelé.

«Un beau nid de guêpes, cette affaire Boissellier», a-t-il dit en guise de bonjour.

«Ah ! Vous l’avez retrouvée…»

«Oui. L’inspecteur qui s’en est occupé, et dont je tairai charitablement le nom, est mort. Mais le dossier est toujours là, bien entendu. Personne ne s’est avisé d’examiner la chose de plus près. Cela semble même avoir scandalisé un de mes collègues. Probablement en le classant il a noté : “ Quel gâchis, ce dossier ! ” Des points d’exclamation à la pelle. Et pas de signature. Un type clairvoyant, mais prudent.»

«Votre inspecteur, dont j’ai déjà pensé deux ou trois fois depuis deux jours qu’il ne s’était pas foulé, n’avait pas la cote.»

«Non, justement. Mais le courageux qui a marqué ainsi sa désapprobation de l’inspecteur X, appelons-le comme ça, ne s’est pas mouillé. D’ailleurs, je parie que plus personne n’a ouvert cette caisse depuis au moins quinze ans.»

«Caisse ? Il y a une caisse ?»

«Oui, figurez-vous, avec le fusil, un appareil-photo, des papiers à n’en plus finir, la robe que portait la victime, ses chaussures, son sac, des enveloppes dont je n’ai pas encore étudié le contenu…»

«Oh, Léon, je veux voir ! Montrez-moi ces trucs, ça aide toujours. Moi, je vous amènerai sur les lieux du crime, et je vous donnerai tous les détails.»

«Admettons. Remarquez que j’ai déjà tous les détails.»

«Pas ceux qu’Yves Boissellier peut vous donner maintenant qu’il est adulte.»

«C’est vrai. Mais je ne peux pas dire que je fasse une confiance illimitée à sa mémoire. En vingt ans, on a beaucoup de temps pour se fabriquer de faux souvenirs.»

«Bon, on ne va pas polémiquer. Je peux venir ?»

«Oui, venez en début d’après-midi, j’ai une séance à quatre heures, un téléphone à faire à deux heures, et entre les deux choses j’ai un trou dans mon emploi du temps. Je me dis toujours que je profiterai de ces trous pour ranger mon bureau, et puis je n’en fais rien. Mais enfin, venez.»

«Merci, Léon, je serai là.»

Et je me suis replongée dans ma prose.

J’ai fait le voyage jusqu’en banlieue après le déjeuner. Je suis entrée dans un cube sans âme, moderne à souhait, et un quart d’heure après j’étais face à ce que Léon avait appelé une caisse, un grand carton long et étroit, dans lequel il y avait de ces sachets transparents qu’emploient les policiers pour les pièces à conviction et, couché sur le flanc, un fusil de chasse.

«Je n’en ai absolument pas le droit, mais j’ai fait pour vous des photocopies du dossier, que je ne vous ai bien entendu pas données», a dit Léon en me tendant un paquet de paperasses. «Mais je souligne que ce n’est pas complet. Il manque les traces de toutes les démarches faites par le juge d’instruction, puis par le juge des mineurs auquel il a sans aucun doute refilé la patate chaude.»

«Personne ne m’a rien donné», ai-je dit en faisant disparaître les papiers dans mon vaste sac.

Décidément, en ce moment, la Sûreté vaudoise m’avait à la bonne.

Nous en sommes restés là, et j’ai commencé à fourrager dans la caisse. Il n’y avait rien d’inattendu sauf l’appareil-photo, un petit 24 x 36 bon marché.

«C’est quoi, ça ?»

«C’est l’appareil-photo du garçon.»

«Et qu’est-ce qu’il y avait, dedans ?»

«Un film, Machiavelli, que voulez-vous qu’il y ait eu ?»

«Oui, d’accord. Mais sur le film ?»

«Quatorze photos de petit garçon. Des paysages. Ses parents, ses amis. Un chat. Et deux photos de la victime. Une floue d’abord, puis une nette.»

«Deux photos de la victime ? Vous êtes sûr ?»

«Je sens ce que vous allez me dire : ça ne cadre pas avec les récits de l’enfant. Mais, sur l’appareil-photo aussi, il n’y a que ses empreintes à lui.»

«Dites, Léon…»

«Mac, je le pense autant que vous : cet appareil-photo, dont aucun journal n’a jamais parlé, est une preuve que quelqu’un d’autre a vu cette jeune femme après le petit, lequel est parti en oubliant son appareil, et que ce quelqu’un a fait deux photos. Pour mon collègue, cela prouvait tout simplement que le gosse avait menti. Tout ce dossier pue les préjugés. Mais je doute que même les deux fins limiers que nous sommes arrivent à trouver un assassin vingt ans plus tard.»

J’allais dire qu’on pouvait au moins tenter, et j’étais soulagée qu’il parle de «nous», mais il ne m’en a pas laissé le temps.

«Lorsqu’on n’est pas sur un cas particulier, il arrive que l’un ou l’autre d’entre nous empoigne un vieux dossier, pour garder la main. En reprenant certaines affaires d’un œil frais, on se demande parfois comment ceux qui nous ont précédés ont pu manquer des choses qui nous sautent à la figure. Ça semble incroyable. Mais je crois que, hors contexte, on n’a plus la pression, on ne subit plus le phénomène de masse qui nous semble, après coup, avoir aveuglé les protagonistes directs. Lorsqu’on est pris dans une ambiance, même si l’on n’est pas vieux et fatigué comme l’était mon collègue, il faut beaucoup d’énergie pour penser par soi-même, surtout si on va à contre-courant.»

«Bonjour les erreurs judiciaires.»

«Ne soyez pas insolente, Mac. Bon, je vais garder ce dossier sur mon bureau. Mais je n’ai pas vraiment de temps à lui consacrer, je vous laisserai faire autant que possible.»

Je n’en revenais pas. Au point où on en était, j’ai poussé l’avantage.

«Les photos, elles sont là aussi ?»

Il a fouillé dans un des recoins.

«Voilà. Photos et négatifs.»

«Alors prêtez-les moi.»

«Je ne… Bon, prenez-les. Je donne les négatifs au labo pour en faire tirer une autre série. Yves Boissellier peut d’ailleurs réclamer son appareil, s’il veut. Je ne comprends pas qu’il soit encore là. Le fusil, bon. Mais un jouet, on aurait dû le restituer il y a longtemps.»

Je suis partie avec mon précieux butin. Il y a un bus toutes les Saint-Glinglin, pour redescendre en ville, mais bien entendu il venait de passer. J’ai demandé qu’on me commande un taxi. Pour une police de proximité, on pouvait toujours courir. Ou pour mieux dire rouler.

Dans le taxi, j’ai sorti les photos : elles avaient été agrandies au format A4. J’ai reconnu le paysage, le village avec la place et sa fontaine, les immanquables enfants autour, les vignes, une vue d’ensemble de la maison que louaient les Boissellier, avec ses deux portes d’accès. Il y avait une photo avec les parents Boissellier sur le pas de leur porte (faciles à repérer parce que Yves était le portrait craché de son père, bien qu’il eût aussi quelque chose de sa très jolie maman), et une autre dans l’encadrement de l’autre porte, avec un homme carré, début quarantaine, le regard intense et arrogant, un bras protecteur entourant la taille d’une femme d’une trentaine d’années, genre fatal, avec des cheveux et des yeux noirs. J’en ai déduit qu’il s’agissait du peintre et de sa femme. Ils fixaient tous deux l’objectif d’un air particulièrement sérieux. Comment Yves avait-il dit qu’elle s’appelait ? Sa beauté devait avoir ému même le petit garçon qu’il avait été, puisqu’il se souvenait d’elle nommément, alors que le nom de famille du peintre lui échappait.

Et, enfin, les deux dernières photos, les plus sensationnelles au fond, montraient la victime, photographiée, si cela se trouvait, quelques minutes avant sa mort. C’étaient en tout cas les deux derniers négatifs exposés de la pellicule. Une des photos était floue, l’autre nette. Pas de doute sur le lieu : le coin de la villa fermée était parfaitement identifiable. Lisa May ressemblait vaguement à sa cousine Jacqueline. Elle faisait penser à Elizabeth Taylor à dix-huit ans, on devinait au-delà du noir et blanc que ses yeux avaient dû être gris. Ses cheveux étaient foncés, longs, ils faisaient une torsade sur son épaule gauche. Elle portait une robe claire, à carreaux, jupe ample et haut très serré sur le corps, avec un décolleté en pointe (j’avais vu la robe peu auparavant mais, sans ce jeune corps à la poitrine agressive, ce n’était qu’un chiffon sans intérêt). Lisa May faisait un peu années cinquante. C’était charmant et très séduisant.

Séduisant, justement.

Pas une seconde je ne pouvais croire qu’un tel sourire fût adressé à un enfant : c’était le sourire d’une femme qui ensorcelle un homme. Il n’avait été dit par personne que Lisa fût une amatrice de petits garçons. Selon le récit d’Yves, elle avait au contraire été très maternelle avec lui. Dix ans de moins à quarante ans, ça ne se remarque plus. À vingt ans, une femme n’est pas dans le même monde qu’un môme de dix ans.

J’ai repris les photos une à une. Plus ou moins habiles, mais toutes nettes, faites avec soin. La photo floue de Lisa était une exception. C’est qu’elle a été faite par quelqu’un qui ne connaissait pas encore cet appareil, m’a soufflé une voix intérieure.

«Voilà, ma petite dame, on est arrivés», a dit le chauffeur, sans doute pour la deuxième ou la troisième fois.

J’étais si absorbée par ces photos que j’en avais oublié que j’étais dans un taxi.

J’ai payé et grimpé lestement les trois étages.

«Alors ?» a demandé Sophie presque avant que j’aie fini d’entrer.

«Dites-moi ce que vous pensez de cette photo», ai-je répondu en lui tendant la photo nette de Lisa.

Sophie est venue me la prendre des mains et est retournée s’asseoir. Je suis entrée dans mon propre bureau, j’ai posé le tas de photocopies et les autres photos sur mon bureau déjà très encombré.

Il a bien fallu dix minutes pour que Sophie pousse la porte entre nos deux pièces.

«Une séductrice», a-t-elle dit.

«Je voulais vous l’entendre dire. C’est une photo de Lisa May, prise avec l’appareil qu’Yves Boissellier avait oublié sur les lieux. Je ne peux pas croire qu’elle pose pour un garçonnet de neuf ans.»

«L’assassin, alors ?»

«Ça me semble évident. Mais il paraît qu’il n’y avait pas d’autres empreintes que celles de l’enfant sur le boîtier, alors… Un sourire comme celui-là exclut aussi que l’assassin soit une femme, à mon avis. Je vais lire tous ces papiers, on verra après.»

J’ai tout de même appelé Yves, qui était toujours à son musée.

«Dites-moi, vous ne m’aviez pas parlé de votre appareil-photo.»

«Mon appareil-photo ?»

Son ton était à la surprise.

«Oui, vous aviez un appareil-photo avec vous. Un petit appareil 24 x 36 que vous n’avez jamais réclamé à la police, et avec lequel vous avez photographié Lisa May.»

Un long silence à l’autre bout du fil.

«Attendez…», a-t-il fini par articuler, péniblement. «Un étui en cuir brun, assez plat ? Japonais ? Non, je dois confondre avec un appareil que j’ai eu plus tard… Attendez, attendez, la courroie cassée ?»

Nous y étions.

«Oui.»

«Et je… ?»

«Vous l’avez oublié sur le lieu du crime, il est toujours avec les pièces à conviction.»

«Vous l’avez vu ?»

«J’ai même les photos que vous avez prises. Surtout celles de Lisa May faites ce jour-là.»

«Moi ? Je ne me vois pas photographiant. J’ai eu une période très photo, qui a commencé tôt et qui a duré longtemps. J’avais complètement oublié que j’avais un appareil ce jour-là.»

«Vous avez même pris deux photos de la victime, avant de vous tirer et de l’oublier.»

«Alors, là, vous faites fausse route, je vous assure. Je n’ai rien pris du tout, de ça je suis sûr. Dès qu’elle m’a vu, la nana m’a engueulé comme du poisson pourri. J’ai pas même eu le temps de faire ouf qu’elle me chassait. Si vous dites que j’avais mon appareil, je suis prêt à vous croire, mais si je ne m’en souviens pas, c’est que je ne m’en suis pas servi. Je vous jure que je n’ai jamais photographié Lisa May. Je n’aurais pas oublié.»

«Le juge ne vous a pas cru, il y a vingt ans.»

«Peut-être. Mais je vous le répète : je n’ai jamais photographié cette femme. De cela je suis certain.»

Nous en sommes restés là. Je n’étais pas précisément tranquille. Et s’il l’avait photographiée ? S’il avait bloqué le souvenir des photos, puisqu’il avait oublié l’appareil ? Il aurait aussi pu tirer un coup de fusil accidentel…

Non. Non et non, Marie. Il faut croire en ses clients, sinon on ne fait pas du bon travail. Et puis, vraiment, l’expression de Lisa n’était pas de celles qui s’adressent à un gamin.

Le moment était venu de savoir qui était cette Lisa May. Il fallait que je cherche des gens qui l’avaient connue. En attendant, j’ai sorti de mon sac la copie du dossier des flics et je me suis mise à lire. Je glanerais peut-être déjà quelques renseignements sur elle.

On avait interrogé la moitié du village, les gens avaient donné leur emploi du temps. Personne n’avait rien vu, rien entendu. Toutes les vérifications avaient été faites par un sergent Magnin. Il avait contrôlé les allées et venues des parents Boissellier, du peintre qui partageait la même maison (il s’appelait Denis Merteau), des parents de Jacqueline Tibault. Il était visiblement parti du principe que les premiers suspects étaient les proches, auxquels il avait ajouté le peintre parce qu’il vivait sous le même toit que le présumé coupable. La plupart de ces gens n’avaient pas d’alibi pour le moment du crime. Le père d’Yves était sur la route, tout seul dans sa voiture, il rentrait de Lausanne. Sa mère était à la maison et faisait la cuisine. Seule également. Le père de Jacqueline, l’encore jeune docteur Tibault, était à l’hôpital. Sa femme était chez elle, sur la place d’Épesses. On l’avait vue, sans que personne n’ait précisé quand.

Yves était sur la place du village avec des dizaines d’autres enfants, mais comme le moment de la mort n’avait pas pu être déterminé à la minute près, on supposait qu’il avait tué Lisa puis qu’il était descendu au village au pas de course. Tout arrive, bien sûr. Mais j’avais de la peine à y croire de la part d’un gamin de neuf ans. Même s’il avait tout oublié, il aurait été en état de choc. D’autres avaient apparemment eu les mêmes difficultés que moi.

Le peintre était dans son atelier, seul aussi. Mais il était dans la même maison que les Boissellier, et il avait entendu les bruits de casseroles que faisait Mme Boissellier. Esther Merteau, sa femme, était à Lausanne chez une amie, qui avait confirmé.

J’ai constaté en lisant qu’on avait pensé à un rôdeur. Mais rien ne manquait dans le sac de la victime et, à Épesses, tout le monde penchait pour quelqu’un qu’elle aurait connu.

Rien que de très attendu.

La seule chose qui m’a fait sursauter, c’est le rapport sur les empreintes digitales.

Sur l’appareil-photo, il n’y avait que les empreintes d’Yves comme on me l’avait dit, sur le fusil celles d’Yves et de Lisa. Mais ces empreintes étaient sur l’appareil lui-même et non sur l’étui. Elles étaient sur le canon du fusil, sur la culasse, mais non sur la crosse. Sur la partie de la crosse la plus proche du canon, il y avait bien une empreinte d’Yves. Mais, sur le reste de la crosse et sur l’étui de l’appareil, il n’y avait pas d’empreintes du tout. L’inspecteur X (comme Léon, je tairai charitablement son nom) n’en avait tiré aucune conclusion, et Me Chevalley non plus, semblait-il. Ou avaient-ils imaginé qu’un gamin en état de choc aurait eu la présence d’esprit de les effacer ? Et le juge, qu’avait-il pensé ? Pour moi, ce détail balayait les derniers doutes. Il y avait eu un deuxième larron, qui avait habilement effacé ses empreintes et en avait laissé suffisamment pour accuser l’enfant, le salaud !

Pour l’instant, j’allais garder ce détail pour moi. Mais, même à vingt ans de distance, cela valait la peine de revérifier les alibis. Ils allaient tous faire la gueule, mais tant pis.

J’ai appelé Daniel Girot.

«Dis-moi, il faut que je parle aux parents de Jacqueline, mais séparément, et autant que possible de façon suffisamment rapprochée pour qu’ils n’aient pas le temps de se consulter.»

«Ce ne sont pas eux que tu soupçonnes, tout de même ?»

«Non. Je veux seulement qu’ils ne puissent pas influencer mutuellement leurs souvenirs. Je vais faire de même avec les parents Boissellier, et avec le peintre et sa femme.»

«Le peintre et sa femme de l’époque ont divorcé depuis longtemps.»

«Ah, ah ! Et tu sais où ils sont ?»

«Non. Mais j’ai lu une fois dans un journal qu’il exposait à la Galerie Jonas Cohn, de Bâle. Si c’est un de leurs peintres, ils le sauront. Et une fois que tu l’auras trouvé, il saura peut-être où est son ex-femme. Si tu as besoin d’un coup de main… ?»

«Pas pour l’instant, mais je ne t’oublie pas.»

«Pour revenir aux Tibault, tu vas pouvoir parler à ma tante Élisabeth, la sœur de mon père. Mais, avec son mari, c’est difficile. Chaque fois que quelqu’un a essayé de revenir sur les événements, il a fait une crise.»

«Ce n’est pas qu’il se sentirait coupable de quelque chose, peut-être ?»

«Non, mais c’est un hypersensible, d’après ma tante. Cette Lisa était la fille de sa sœur bien-aimée, et cetera, et cetera.»

«Tu n’aimes pas ce mec.»

«Qu’est-ce que tu veux, on ne peut pas aimer tout le monde.»

Connaissant Daniel, mieux valait en rester là.

«Tu as une idée de qui elle était, Lisa May ?»

«Non. J’ai dû la voir, mais je ne lui ai pas prêté attention. Je n’ai entendu parler d’elle que depuis sa mort, et c’était dans le style de l’hagiographie plus qu’autre chose. Elle était parée de toutes les vertus, si tu vois ce que je veux dire.»

«Oui, je vois. Que faisait-elle, dans la vie ?»

«De la danse classique. Et, là, je suis prêt à croire ceux qui disent qu’elle était extraordinaire, parce qu’elle avait gagné un premier prix à Lausanne, un autre à Paris ; et elle venait d’être acceptée comme stagiaire au New York City Ballet. Les rares fois où mon oncle parle d’elle, il ne se fait jamais faute de dire qu’il lui avait déjà acheté son billet d’avion et qu’elle devait partir quelques jours plus tard. J’ai appris depuis que, à ce ballet, ils n’acceptent pas n’importe qui.»

«Mais à part ça ?»

«À part ça, rien, madame la marquise.»

«Je vois. Bon, tu me procures une entrevue avec ta tante et tu retiens ton oncle pendant ce temps ?»

«Facile. On va inviter Betty, je veux dire tante Élisabeth, à dîner à la roulotte, dans ces cas-là son mari ne vient jamais. Trente ans après avoir épousé une foraine, il a encore horreur des “ carrousels ” comme il dit, je ne sais pas si tu vois… Toi, tu t’amènes au café, on aura préparé le terrain.»

«Et si tu trouves quelqu’un qui connaissait Lisa May, je ne t’interdis pas de lui poser des questions.»

«Je vais chercher, tu peux compter sur moi.»

Sans la force de la tradition foraine, Daniel aurait été détective, public ou privé, et quand je lui donne quelque chose à faire, il est toujours aux anges. Et puis, là, il œuvrait pour sa propre paroisse.

Une heure plus tard, il me faisait savoir que tout était arrangé pour le soir même. On n’avait pas dit à la tante Betty pourquoi elle était invitée.

En attendant l’heure du train, avec l’enthousiasme qu’on imagine, je me suis remise à fignoler le rapport sur la pharmacie, qui ne me satisfaisait toujours pas. Décidément, le dopage n’était pas mon domaine – et il ne m’intéressait pas suffisamment pour que je me l’approprie.

 

(à suivre)

 

«Le Sourire de Lisa» a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

Un commentaire
1)
Médard
, le 22.03.2009 à 15:12

Captivant ! J’attends la suite… ;-)