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D’Or et d’oublis, chapitre 11

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Chapitres précédents: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

XI

 

 

 

J’ai passé trois jours plus entourée qu’un chef d’État. Rico ne me quittait pas d’un pouce, travaillant d’un œil et scrutant le paysage autour de moi de l’autre. J’étais également surveillée, avec une discrétion exemplaire, par deux flics en civil. Personne n’a pris la peine de me donner les détails, comme de juste, mais la frontière infranchissable entre Vaud et Genève s’est enfin écroulée, Léon a réussi à persuader ses supérieurs, puis la police genevoise. Maître Jean-Bernard Tissot était également protégé par deux flics en civil, tandis que son père et l’homme de main étaient sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

J’ai appris cela par un message sur mon répondeur. Léon s’est fait introuvable, même chez lui. C’était logique. Officiellement, je n’avais jamais été sur l’affaire.

Le problème restait que pour mettre en cause un homme du calibre d’Albert Tissot il fallait une preuve irréfutable, et nous ne l’avions pas. Pierre-François m’a démontré pendant des heures comment un bon défenseur pouvait réduire à néant tous nos documents.

Il a fallu attendre le jeudi pour voir débarquer les Blumenstein. L’avion du mercredi était plein.

Lorsque nous l’avons appris, j’ai appelé Maître Jean-Bernard (je restais à Lausanne, c’était plus facile – j’étais officiellement «malade»), qui a aussitôt répondu:

«Trouvez-leur deux places dans le Concorde de jeudi matin, je ne peux pas faire patienter mon père ad æternum.»

«C’est cher.»

«Mon père est très riche, Maître Martin. Comptez sur moi pour le faire cracher.» Aucune aménité dans sa voix.

C’est Pierre-François (il prenait la défense des intérêts des Blumenstein en attendant qu’ils se choisissent eux-mêmes un avocat) qui a finalement eu l’idée, d’après lui infaillible, pour faire avouer le vieux Tissot.

«Ce David Blumenstein, est-ce qu’il ressemble à son père?»

«Il y a une ressemblance certaine, mais les différences…»

«Accentuez les similitudes, allez chez un maquilleur avec la photo du père, et puis mettez le vieil Albert face à David. Je parie que même s’il l’avait oublié, depuis quelques semaines il a eu tout le temps de se ressouvenir d’Abraham dans les moindres détails.»

«Et où va-t-on faire ça?»

Pendant quelques heures, nous avons discuté dans le vide. Mais finalement c’est Tissot fils qui a suggéré le lieu sans le vouloir. Nous lui proposions une confrontation pour le vendredi.

«Il ne voudra pas», a-t-il répondu, «le vendredi c’est le jour où il va à l’aérodrome.»

«Le lieu du crime!» s’est exclamé Pierre-François lorsque je lui ai appris la chose. «Mais c’est absolument idéal. Et je propose, Machiavelli, que ce soit toi qui lui donnes rendez-vous. Qu’il puisse se demander comment t’éliminer…»

«Charmant.»

«Chérie, nous sommes là.»

«Je sais bien. C’est l’idée, vois-tu…»

Pierre-François s’est levé en se frottant les mains.

«En tant qu’avocat des lésés, je vais moi-même proposer cette solution à notre inspecteur Léon.»

«Il ne va pas aimer.»

«Ça alors, ma poulette, ça m’est absolument indifférent.»

Avec n’importe qui d’autre, le «ma poulette» aurait suscité de ma part une réaction violente. Avec Pierre-François c’était impossible.

Deux heures plus tard il m’annonçait que Léon était d’accord pour tenter son plan.

«À toi de jouer, maintenant.»

J’ai appelé Maître Albert Tissot.

Accueil glacial.

«Qu’est-ce que vous me voulez encore, Maître Martin

«Vous rencontrer, Maître Tissot. J’ai préparé pour vous les fameux documents originaux que vous réclamez depuis des semaines.»

Il a lâché un rire sans gaieté.

«C’était le moment, dites donc. Je vous attends.»

«Euh… Vendredi, ça vous va?»

«Le vendredi, je vais à l’aérodrome. Venez jeudi.»

«Malheureusement, jeudi je ne peux pas. Mais si je venais à l’aérodrome…?»

«Bonne idée. J’y suis à partir de onze heures.»

«Très bien, je viendrai vers onze heures et quart.»

Nos «au revoir» ont été aussi secs l’un que l’autre.

Le jeudi je suis allée chercher les Blumenstein à l’aéroport. Pierre-François est venu avec moi.

«La seule incertitude», a-t-il marmonné en inspectant la halle où nous attendions, «c’est que l’homme de maison se soit acoquiné avec quelqu’un que personne ne connaît pour te faire du mal. Lui-même est sous surveillance constante, et il ne quitte guère son service.»

«Toujours le mot pour rire, Pierre-François.»

Mais je n’en menais pas large, et je préfère ne pas détailler les images qui me passaient par la tête.

Enfin, les Blumenstein ont débarqué.

Nous les avons escortés jusqu’au train sans échanger autre chose que des bonjours. Sur le quai de la gare de l’aéroport, j’ai entrevu une tête de flic que je connaissais. Nous étions donc toujours protégés. Dans le train (Pierre-François avait insisté pour que nous voyagions en première classe – plus facile à surveiller) nous les avons mis au courant, à voix basse. Juste l’essentiel pour qu’ils ne soient pas pris totalement au dépourvu.

«Pour les questions, attendez que nous soyons arrivés», ai-je murmuré.

À Lausanne, nous sommes allés tout droit à l’étude de Pierre-François. C’est là qu’il leur a expliqué son plan, non sans leur avoir présenté la lettre qu’ils m’avaient remise au Parc des Bastions, si bien restaurée qu’elle paraissait être toujours restée intacte.

«Comment est-ce que toi, tu as cette lettre?» ai-je demandé. J’étais soufflée et Pierre-François a éclaté de rire.

«Ma pauvre Marie, après que tu as pratiquement fait tout le travail pour lui, Léon, qui officiellement ne t’avait rien demandé, est forcé de t’ignorer. Mais moi, je suis l’avocat des Blumenstein, il est normal que je m’adresse à lui. Qui plus est, cette lettre est indispensable à mon plan.»

Là-dessus, les Blumenstein nous ont bombardés de questions. Leur plus grand souci restait l’argent. Comment allaient-ils nous payer, c’était une question qui les obsédait.

«Peut-être que vous ne récupérerez pas tout ce qui vous est dû, mais il y en aura assez pour vous, pour vos demi-frères, et pour nos honoraires», leur avons-nous répété pendant deux heures.

Nous avons fini par les convaincre, mais cela restait fragile. Dans tous les cas, ils ont été d’accord de participer au plan de Pierre-François, et ont même pouffé de rire à l’idée du maquilleur. Parmi leurs documents, nous avons trouvé une photo du père dont nous avons estimé qu’elle datait du temps où il était venu à Genève. Il ne restait plus qu’à espérer que le plan marcherait.

Le lendemain, Rico m’a déposée au terrain d’aviation vers neuf heures. Nous lui avions juré que nous le tiendrions au courant si quelque chose était publiable, mais les ordres de Léon étaient clairs: sur le terrain, personne qui ne soit pas mêlé à l’affaire. Ni Rico ni même Judith, par conséquent. Il avait même obtenu de la direction que les sportifs ne viennent que l’après-midi. Le temps avait tourné, et l’automne s’était soudain refroidi: une mince couche de neige recouvrait les collines, et en dépit du soleil – très timide, il est vrai – il faisait un froid de canard.

Un instant, je m’étais demandé si par un tel temps le vieux Tissot sortirait de chez lui, mais son fils, auquel j’ai téléphoné très tôt le matin, a été péremptoire:

«Il sort par tous les temps. Il sera là, et je vous assure que les autres fous de planeur seront là aussi. Pour eux, le vent est parfait.»

Le terrain, le petit bâtiment avec la tour de contrôle et le bistrot grouillaient de flics en civil. Deux des trois hangars étaient fermés. Seul le plus distant de l’entrée était béant. J’en étais à me demander s’il y avait aussi des Genevois lorsque Léon a surgi devant moi.

«Salut, Mac.»

«Salut, Léon. On a le droit de se parler?»

«Vous êtes la stagiaire qui a alerté Maître Clair, lequel a alerté Maître Tissot fils, qui s’est adressé à la police. Le hasard veut que je vous connaisse. C’est clair?»

«Très bien. Et qu’est-ce qu’on fait?»

«On enregistre votre rencontre avec le vieux. Venez jusque dans le hangar. Celui-là.»

Dans ce hangar, il y avait un petit bimoteur et un planeur, plus toutes sortes d’objets qui me paraissaient hétéroclites, mais qui avaient sans doute leur utilité. Aucun des néons qu’on apercevait au plafond n’était allumé, et les ailes des petits avions (de mon point de vue ils semblaient très grands tout de même) projetaient jusque dans les coins des ombres épaisses, dont j’ai vite remarqué qu’elles étaient très peuplées – des flics partout, ici aussi.

Sorti je ne sais d’où, discrètement, un technicien du son a installé un récepteur dans ma poche, sous l’œil critique de Jean-Marc Léon.

«Je ne peux pas dire que j’aime ça», a-t-il bougonné.

«Vous êtes une vraie mère poule. Qu’est-ce que vous voulez que je risque? Vous êtes à vingt mètres, je peux crier à la moindre alerte. Vous entendez tout ce qui est dit. Nous sommes dans un lieu public, il ne va pas me tirer dessus. Et je compte sur vous pour occuper le chauffeur.»

Jean-Bernard Tissot est entré à ce moment-là, avec Pierre-François et David Blumenstein. David ressemblait à la photo de son père de façon hallucinante. Le maquilleur avait même trouvé un chapeau d’époque semblable à celui d’Abraham. Jean-Bernard Tissot avait une tête à faire peur. Il est toujours assez pâle, mais là il était cadavérique. En plus, on aurait dit qu’il avait perdu dix kilos.

Léon s’est avancé vers lui.

Avant qu’il ait eu le temps de dire quoi que ce soit, une voix a grésillé dans la radio:

«Les voilà. Ils ont un peu d’avance.»

Un instant, nous sommes tous restés comme paralysés.

Pierre-François s’est ressaisi le premier. Il a pris le coude de David Blumenstein et ils se sont éclipsés à l’extérieur.

«Venez, Maître Tissot», a dit Léon avec une douceur dont je ne le croyais guère capable. «Et je vous en prie, pas un bruit. Je sais que c’est dur pour vous, mais il le faut.»

La voix de Jean-Bernard Tissot était rauque.

«C’est moi qui ai voulu venir, ne vous apitoyez pas. Il me faut voir et entendre pour vraiment y croire.»

Ils se sont dissimulés derrière les zincs.

Dans l’ouverture du hangar, nous avons vu la limousine d’Albert Tissot s’arrêter. Le chauffeur en est descendu, a ouvert la portière, aidé Albert Tissot à descendre. L’avocat a jeté un regard circulaire autour de lui. Dans mon dos, tout le monde s’était volatilisé dans les coins d’ombre. Je me suis avancée, et je lui ai fait signe. Il a fini par me voir, par répondre d’un geste de la main, et comme je ne bougeais pas, il s’est dirigé vers moi d’un pas alerte.

Derrière lui, j’ai vu deux inspecteurs en civil s’approcher, nonchalants, de la voiture, où le chauffeur était remonté pour aller parquer. D’un geste rapide, ils ont ouvert les portières, sont entrés dans le véhicule, et ont coincé l’homme entre eux. Il n’a pas eu le temps de réagir. La voiture a démarré en direction du parking, conduite par l’un des flics. Toute l’opération n’a pas duré une minute. Albert Tissot n’a rien remarqué.

Tranquille de ce côté-là, je me suis concentrée sur son approche. Je tenais à la main une chemise sortie des archives et marquée Blumenstein.

«Bonjour, Maître Tissot.»

Il n’a pas répondu. D’un geste impatient et autoritaire, il a tendu la main, et comme je ne lui donnais pas la chemise tout de suite, il a fait mine de me la prendre. Mais même alerte, il n’était pas assez rapide.

«Vous m’apportez ces pseudo-originaux? Don­nez!»

Voix ferme, ton de commandement. Albert Tissot ne doutait pas une seconde de son bon droit.

«Si vous permettez, avant de vous les confier j’aimerais vous raconter une histoire.»

Il a eu un geste de grand patron.

«Allons, donnez! Je n’ai que faire de vos histoires.»

J’ai fait celle qui n’a rien entendu.

«Il était une fois un jeune avocat genevois, un homme généreux, qui avait pour ami intime un de ses camarades d’études, Simon Bassani, de Trieste. Leurs études terminées, Simon est rentré en Italie parce qu’il avait hérité de son grand-père. Mais il a vite craint que pour le Juif qu’il était la vie en Italie ne soit pas de tout repos. Simon a eu l’idée de confier son héritage à son ami intime jusqu’à ce que les choses se calment un peu. Mais pour le pauvre Simon, cela ne s’est jamais calmé. Lui, sa femme et leurs deux bébés ont été déportés à Auschwitz où ils sont morts. Pourtant, Simon avait eu le temps de faire une réputation à son excellent ami genevois. Il lui avait notamment présenté un autre très bon ami à lui, Abraham Blumenstein, un Bulgare de Plovdiv. Et Abraham a fait comme Simon, il a mis son argent à l’abri chez l’ami sûr, l’avocat genevois Alb…»

«Votre histoire n’est pas drôle, elle ne m’intéresse pas, et je n’ai pas de temps à perdre.»

Toujours aussi sûr de lui. Courage, Marie, insiste.

«Mon histoire ressemble probablement comme deux gouttes d’eau à celle que vous a racontée Bertrand Perrier au coin de ce même hangar la veille du jour où il a eu son malheureux accident. Son erreur a été, je pense, de ne pas vous avoir dit qu’il avait les preuves irréfutables de tout ce qu’il avançait.»

«Quelles preuves? Ne me faites pas rire.»

«Je vois avec plaisir que mon histoire vous intéresse tout de même un peu. Bertrand Perrier avait pris la peine de mettre à l’abri les archives dont vous teniez tant à vous débarrasser.»

Au fond du regard d’Albert Tissot, il m’a enfin semblé lire comme un doute. Le premier.

«Ridicule. J’ai vu de mes yeux…»

«Dans les cartons qui vous étaient familiers, il avait remplacé les documents par du vieux papier. Les vraies archives étaient ailleurs.»

Ce n’était pas exactement comme cela que les choses s’étaient passées, mais il m’a enfin prise au sérieux. Il ne s’est pas laissé démonter pour autant, et son réflexe a été celui de l’homme de loi.

«Du vol! Je porterai plainte!»

«Contre qui? Il est trop tard pour porter plainte contre Bertrand Perrier, maintenant que vous l’avez tué.»

«Mais qu’est-ce que vous racontez? Moi, tuer Perrier? Vous êtes timbrée, ma parole!»

Dans le dos de Tissot, Léon a surgi de l’ombre sans bruit, sans se faire remarquer de l’avocat. Ça m’a énervée, ça ne faisait pas partie du scénario. Qu’est-ce qu’il croyait? Et, pour comble, à deux pas derrière lui, j’ai soudain aperçu Jean-Bernard Tissot, le visage pâle et tendu. En proie à une de ces colères froides qui vous font perdre la raison, et avant que qui que ce soit ait pu intervenir, il a réduit à néant notre belle construction en se montrant à son père. Léon n’a pas réussi à le retenir.

«Avec tes connaissances», a craché Tissot fils à l’adresse de son père, «tu savais exactement ce qu’il fallait faire pour que le planeur se casse, tu es un spécialiste, tu t’en vantes assez souvent. Et tu as bloqué le parachute.»

Merde, cet imbécile mettait son père sur ses gardes. Nous n’arriverions plus à le désarçonner, maintenant. Albert était aussi furieux que son rejeton.

«Quoi? Toi aussi, tu t’y mets! Contre ton père. Et puis cessez vos balivernes! Comment osez-vous penser qu’un homme comme moi… Sans preuve aucune…»

Léon a tenté ce que j’ai jugé être le tout pour le tout.

«Vous vous trompez, Tissot. Nous avons pas mal de preuves, au contraire. Sauf qu’au moment des faits j’avais commis l’erreur de ne pas comprendre que quelqu’un avait intérêt à ce que Perrier disparaisse. Mais maintenant… Sans compter que votre chauffeur vient de nous expliquer en détail comment cela s’est passé.»

Il se vantait, mais c’était de bonne guerre. Tissot est tombé dans le panneau.

«Un repris de justice!» a-t-il craché.

Ça y était, il commençait à se défendre.

«Un homme qui a passé des mois en prison préventive, et qui n’avait aucune intention d’y remettre jamais les pieds. C’est vous qui l’avez défendu, vous qui êtes allé le chercher. Vous pensiez qu’il ferait n’importe quoi pour vous, mais vous vous êtes trompé. Il était prêt à pas mal de choses, mais pas à retourner en taule.»

«Ba–li–ver–nes! Je l’ai déjà dit.»

«Père, arrête!»

Si seulement vous vous taisiez, ai-je failli dire. Je me suis retenue. Il valait mieux ne pas s’interposer.

«Oh, toi… de quoi je me mêle?»

«C’est l’honneur de notre étude qui est en jeu, l’avenir de mes enfants. J’exige une explication.»

«Mon pauvre Jean-Bernard! Tu as toujours manqué de caractère. Voilà que maintenant tu mords la main qui t’a nourri. Belle récompense. Ma réputation est sans tache! Vos accusations fantaisistes ne sont basées sur rien.»

Léon devait en avoir aussi marre que moi de la scène de famille. Il a fait un pas et est allé se placer entre les deux Tissot.

«Erreur», a-t-il proclamé d’une voix assurée. «Nous avons reconstitué les faits assez exactement à partir des documents.»

Ouf, on était revenu dans le scénario. Plus ou moins. Et le vieux a même donné la réponse que nous avions prévue.

«Reconstitution tendancieuse. À partir de documents volés dont la véracité…»

Pour appuyer ses dire il a une fois encore tendu la main vers la chemise que je tenais à la main. Cette fois, je me suis laissé faire. Il me l’a arrachée.

Nous avions tous les yeux rivés sur lui pendant qu’il l’ouvrait, et mon oreille aux aguets a entendu le presque imperceptible «OK!» du flic le mieux caché au coin le plus lointain du hangar. Dans la chemise que tenait Tissot il y avait un seul document: une photocopie couleurs plus vraie que nature de la lettre restaurée par le laboratoire de police.

Pris au dépourvu, Albert Tissot a levé un instant les yeux. Et alors, dans l’encadrement de la porte, il a vu surgir un fantôme.

«Bonjour, Albert. Tu te souviens de nos virées en planeur? Tu te souviens de ce que tu m’écrivais le 15 février 1937?»

C’était David sans être lui. Il parlait d’une voix posée, exagérant encore l’accent qui avait aussi dû être celui de son père.

«J’ai eu beaucoup de plaisir à te revoir, m’as-tu écrit…»

Albert Tissot s’est immobilisé, a voulu dire quelque chose, mais rien n’est venu.

David a poursuivi, imperturbable, en le regardant droit dans les yeux.

«… la prochaine fois il faudra que tu prennes le temps de retourner faire avec moi un tour dans les airs. Vue d’en haut dans le silence du planeur, notre région est encore plus magnifique. J’ai exécuté tes ordres à la lettre et je suis en mesure de t’annoncer la bonne nouvelle: la banque augmente les intérêts de trois quarts pour cent pour les investissements à long terme…»

Le visage d’Albert Tissot était indescriptible. Rouge, puis blanc, il n’arrivait pas à détacher son regard de ce qui devait être pour lui une apparition. Une seconde, une heure – le temps avait cessé de compter – pendant laquelle tout le monde s’est tu. Puis, enfin, est venu l’aveu.

«Abr… Abraham Blumenstein. Perrier a prétendu… Tu n’étais pas…»

Le choc était trop fort. Nous avions peut-être eu tort d’oublier que, même énergique, cet homme-là avait quatre-vingt-treize ans. Il s’est effondré.

Jean-Bernard Tissot s’est précipité le premier. Affolé, il a pris les deux mains de son père dans les siennes.

«Faites quelque chose! Mais faites quelque chose, vite, vous ne voyez pas qu’il meurt?»

Sa voix était presque celle d’un enfant.

David s’est éclipsé comme il était venu. Il avait trop à faire pour sortir de la peau d’un père qu’il n’avait jamais connu, et dont on venait de lui confirmer qu’il était le portrait craché, pour pouvoir s’occuper de celui qui l’avait spolié, je suppose.

Pierre-François est resté invisible.

Un des flics est accouru, a écarté le fils, a couché Tissot père d’une main experte et s’est mis à lui prodiguer des soins, pendant que Léon répétait dans son talkie-walkie:

«Urgent. Malaise cardiaque. Envoyez une ambulance, urgent. Je répète: une ambulance de toute urgence, malaise cardiaque.»

Je suis sortie. Courant dans ma direction, j’ai soudain vu Judith, qui avait obéi et était, jusque-là, restée hors de l’aérodrome. Elle venait d’échapper au flic qui la retenait.

Je me suis précipitée à sa rencontre.

«Alors?»

«Il a reconnu Abraham, mais le choc a été trop fort. Je ne suis pas certaine qu’il vivra pour répondre de ses actes.»

La voix de Judith a été recouverte par la sirène de l’ambulance, dont la lumière bleue avançait à toute allure le long du terrain.

Un petit groupe – le personnel, les quelques sportifs venus pour aller faire un tour dans les airs – observait depuis le petit bâtiment. La scène était éclairée par un soleil rachitique qui ne réchauffait pas. Deux infirmiers ont emballé le vieux Tissot, l’ont porté dans l’ambulance, qui est repartie en douceur. À travers les vitres, on les voyait s’affairer autour du malade. Jean-Bernard Tissot, que les ambulanciers avaient forcé à s’asseoir à côté du chauffeur, est parti avec eux.

Je n’ai jamais pu décider si Albert Tissot, une fois pris la main dans le sac, avait voulu se punir lui-même, ou s’il avait voulu se soustraire à la punition. Deux jours après, il mourait sans avoir recouvré une parfaite lucidité. Léon n’a pas rouvert le dossier. Genève non plus. Pour les deux polices, genevoise et vaudoise, le cas était réglé. L’assassin de Bertrand Perrier avait été identifié.

Michaud, le chauffeur, a toujours prétendu que Tissot lui avait effectivement posé des questions sur la possibilité d’engager un tueur, sans lui donner l’ordre d’en trouver un ni lui dire qui devait mourir – moi, je présume. Oui, il avait cambriolé l’Étude, sur ordre, mais sans forcer la porte, et il n’avait pris, toujours sur ordre, que des papiers qu’il estimait sans valeur et sans importance.

Habile, Léon l’avait menacé de prison s’il disait un mot à qui que ce soit sur l’affaire.

«Tu n’es qu’en sursis», lui a-t-il déclaré d’après ce que m’a raconté Pierre-François. «Et je te prie de croire que si je voulais te coller le meurtre de Perrier sur le dos, je n’aurais aucune peine à le faire. Tu fais un assassin plus plausible que ton patron.»

Michaud se l’est tenu pour dit, et on n’a plus entendu parler de lui.

À part le cercle restreint autour de moi, personne (hors la police) n’a jamais rien appris.

«Officiellement, on n’a enregistré aucun fait nouveau, ça arrange tout le monde», m’a confié Léon lorsque nous nous sommes vus pour un drink final – tout à fait inofficiellement, s’entend. «Mourir, c’est ce qu’Albert Tissot pouvait faire de mieux pour son fils.»

Je ne lui ai jamais réclamé d’argent. Mon travail pour Maître Tissot m’a permis de gagner honorablement ma vie, et de toute façon l’idée de toucher de l’argent destiné aux indics ne m’avait jamais souri.

 

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet

4 commentaires
1)
Anne Cuneo
, le 25.01.2009 à 12:15

Chers Lecteurs,

Vous le sentez, on va vers la fin de ce roman policier publié en feuilleton dominical.

Voulez-vous en avoir encore un? En avez-vous marre?

Vous trouverez dans le forum un petit sondage comme la dernière fois. J’attends votre avis avant de faire le nécessaire, et de demander à François de mettre un nouveau feuilleton en ligne.

Pour terminer, je réponds ici à tous ceux qui me posent régulièrement la question par courriel: si vous voulez garder le livre en format papier, il vous suffit de le commander chez le petit libraire le plus proche si vous êtes en Suisse, ou chez l’éditeur si vous êtes trop loin des montagnes et des plaines helvétiques.

2)
unna
, le 25.01.2009 à 12:17

c’est dommage qu’Albert Tissot soit mort et n’ait pas pu répondre de ses actes. Mais c’est vrai que cette partie: vol des biens juifs/oubli confortable de la société avait été traité précédemment.

quoiqu’il en soi pour répondre à Anne: Encore, encore….. je me régale!

3)
Franck Pastor
, le 25.01.2009 à 13:06

A voté ! « Oui », naturellement. :-)

4)
zit
, le 26.01.2009 à 13:37

Oh, OUIIIIII  ! Anne, encore !

z (vivement dimanche, je répêêêêêêêêête : vivement dimanche !)