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D’Or et d’oublis, chapitre 4

 

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Chapitre précédent: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

IV

 

 

 

 

 

J e m’étais moquée de Pierre-François, mais au fond j’étais aussi étrangère à Genève que lui – que la plupart des Vaudois. Je devais avoir avalé le préjugé régional sans m’en rendre compte, avec le très vaudois lait maternel: Genève, c’est l’étranger. Dans cette opulente campagne genevoise, les yeux de mon esprit se remémoraient Voltaire, Madame de Staël, bref les lieux communs du touriste. Et je repensais à ce qu’avait écrit le Genevois Nicolas Bouvier, grand voyageur devant l’éternel, à propos de Ramuz le Vaudois: «Il était trop proche, dans ce voisinage de chiens de faïence fait d’incompréhension et de persiflage mutuels qui, dans les premières années de l’après-guerre, opposait deux cantons et deux mentalités qui m’apparaissent aujourd’hui comme heureusement complémentaires.» Nicolas Bouvier était optimiste, en écrivant cela. Il reste, même atténué, quelque chose du «voisinage de chiens de faïence», en dépit des projets d’unification des deux cantons (deux États souverains) qui se font régulièrement jour. L’inconscient collectif se souvient, comme pour l’aversion viscérale des Vaudois pour Berne – deux siècles après la fin de l’occupation bernoise du canton.

La campagne que je parcourais en suivant les indications de Maître Tissot était ponctuée de villas somptueuses. Ici et là, un hameau gracieux, le plus souvent bâti autour d’une petite église. Des vignes, des prés. Une envie d’aller se cacher dans une de ces demeures qu’on devinait au fond d’un parc… Je n’étais évidemment pas la seule à y avoir pensé, la région abrite toutes sortes de gens fortunés, des princes comme celui (déchu) d’Italie, des vedettes comme Alain Delon; un peu plus loin, dans un arrière-pays qui lui ressemble à s’y méprendre, le calme et les avantages fiscaux ont attiré Audrey Hepburn, Peter Ustinov, et j’en passe.

Tout cela, je le sais depuis longtemps – grâce au lait maternel – mais c’était la première fois, ce jour-là, que je le voyais de près. Mon vague à l’âme campagnard était d’ailleurs tout relatif. Je suis assez lucide pour savoir que, en dépit de ces envies de verdure qui me saisissent lorsque je franchis les limites des villes, je suis citadine jusqu’à la moelle. Au bout de trois jours à la campagne, je suis en manque de bitume, de vitrines, de cinéma, et de tous les plaisirs qu’offre la cité, fût-elle de dimensions aussi modestes que Lausanne.

 

*

*   *

 

Maître Albert Tissot vivait dans une villa qui ressemblait à un petit château. Pour le servir et lui tenir compagnie il avait un homme de maison – Michaud, comme le fils Tissot l’avait appelé au téléphone. À vrai dire lorsqu’il a entrebâillé la porte d’entrée d’un œil soupçonneux, il m’a surtout fait l’effet d’un gangster. Mais je me suis abstenue de tout commentaire.

Il nous a fait entrer dans le salon du vieux. Quelques bouquins, mais pour le reste ce n’étaient que trophées bien masculins. Coupes, fanions, maquettes: il y avait des bateaux, des avions. Aux parois des photos dédicacées. Mon œil a été attiré par la maquette d’un objet volant que j’ai jugé être un planeur. À l’époque je n’avais jamais vu de planeur de près et j’en étais à me poser la première question lorsque le vieux est entré.

Il est vrai que jamais on ne lui aurait donné quatre-vingt-dix ans passés. Je venais, quelques semaines auparavant, de voir le tour de chant de Charles Trenet, quatre-vingt-cinq ans. Maître Tissot père aurait pu, en apparence, être son jeune frère. Carré, très mobile, l’œil vif – j’ai constaté plus tard qu’il ne portait des lunettes que pour lire.

«Alors?» a-t-il dit en guise de préambule d’une voix qui devait faire très bien dans les prétoires.

«Père, je te présente Maître Martin, notre stagiaire.»

Il m’a serré la main d’une poigne énergique.

«Enchanté, jeune femme. Je vois que vous admirez ma maquette de planeur.» Il ne m’a pas laissé le temps de placer le moindre mot. «Magnifique. Le type qui a fait ça, c’était un véritable amateur. Un copain. Nous avions appris à piloter ensemble à l’école aérienne de Lausanne, avec le grand Francis Liardon. Ça ne vous dit rien, je parie. Mais pour nous autres, c’était le paradis. Le planeur, c’est extraordinaire. Savez-vous qu’on peut aller jusqu’au fin fond de l’Alsace, de la Forêt-Noire, et même de la Provence par vent favorable?»

J’allais lui poser une question, et je cherchais à la formuler de manière à ne pas lui mettre la puce à l’oreille, lorsqu’il a repris, sur un ton brusquement très différent:

«Qu’est-ce que c’est que cette histoire que m’a racontée mon fils? Qui sont ces gens?»

Je les ai décrits du mieux que j’ai pu, et j’ai conclu:

«Ils ont un dossier très complet, Maître, y compris les copies de reçus de la banque, à votre nom.»

«Ridicule! Falsifié! J’ai moi-même surveillé la liquidation de nos archives, toutes nos affaires étaient closes. Vous avez ces papiers?»

«Oui. Les voilà.»

Je lui ai tendu mon dossier. Maître Albert Tissot l’a posé sur la table, l’a ouvert, a feuilleté mollement, a semblé se plonger dans la lecture d’un document. Mais tout cela était rapide, trop rapide. Lorsqu’il a tourné vers nous son regard, ses yeux lançaient des éclairs.

«Ce sont des pho–to–co–pies. On fait ce qu’on veut, avec des photocopies.»

«Mais, père…»

«Ce n’est pas à moi de t’apprendre ton métier, Jean-Bernard, mais la plus élémentaire des précautions, c’est de voir des originaux.»

«Mais nous les avons vus et…» Il aurait pu tout aussi bien ne rien dire. Son père ne l’écoutait pas.

«Apportez-moi des originaux, et je vous croirai peut-être. Mais quoi qu’il en soit, je n’ai jamais connu de Blumenstein de ma vie, et je n’oublie jamais ni un nom ni un visage. Ces gens font erreur.»

D’un geste aussi grandiloquent que sa voix il a refermé le dossier et l’a jeté tout entier, sans manquer sa cible, dans une superbe corbeille à papier qui trônait près de la table. Je dois dire que si jamais il avait failli avoir la cote avec moi, il l’a perdue à cet instant-là.

Mais je me suis levée sans cesser de sourire, je suis allée jusqu’à la corbeille, et j’ai récupéré le dossier.

«Décidément», ai-je dit d’une voix que j’ai réussi à garder ferme, «vous avez un faible pour le vol plané.»

Il a éclaté d’un rire tonitruant, mais lorsque j’ai vu son fils, j’ai presque eu peur: il était si pâle que ses lèvres ne se distinguaient plus dans son visage.

«Voudriez-vous avoir la bonté de passer un instant au jardin, Maître Martin?»

Je suis sortie par la porte-fenêtre, mais je ne me suis pas trop éloignée. J’avais envie d’écouter aux portes, sans vergogne. Je n’ai d’ailleurs pas eu à me forcer, on entendait sans doute Albert Tissot jusqu’en France.

«Qu’est-ce qui te prend de venir me déranger pour des bêtises? Parce qu’un quelconque individu vient te raconter qu’il est le fils de son père? Non mais…»

La voix de Jean-Bernard Tissot était parfaitement calme.

«C’est la deuxième fois en six mois que des gens me réclament de l’argent qu’ils t’auraient confié. D’abord il y a eu Cohen, maintenant Blumenstein… Et demain, qui?»

«Des gens qui viennent t’apporter des photocopies! Ce n’est pas à moi de t’apprendre ton métier…»

Le vieux s’énervait. Son fils suivait le mouvement.

«Arrête de penser que je suis incompétent, père. Lorsque j’ai reçu la demande des Cohen, je n’ai pas douté de ta bonne foi. Mais que cela arrive une deuxième fois, c’est trop. Je n’aurais peut-être pas dû te laisser débarrasser tes vieilles archives sans vérifier.»

«Il n’aurait plus manqué que ça. Et puis la loi ne m’oblige pas à les garder au-delà de dix ans.»

«Sauf si les dossiers sont en suspens.»

«Tous–les–comp–tes–é–taient–li–qui–dés. Tous les dossiers étaient fermés. Ça suffit! Cet entretien est clos.»

Il y a eu un mouvement. Je me suis éloignée de quelques pas, et me suis absorbée dans la contemplation d’une plate-bande.

Jean-Bernard Tissot est sorti en trombe sans saluer.

«Venez, Maître Martin, on s’en va. Prenez le volant, je vous en prie», a-t-il articulé, les dents serrées.

Dans la voiture, il m’a tout juste priée de le ramener chez lui. Pendant le trajet, il n’a pas pipé mot.

Il faut dire que j’étais moi-même suffisamment remuée pour ne pas avoir envie de parler. Tous mes signaux d’alarme étaient allumés.

Il n’avait rien lu, le père Tissot, juste ouvert et fermé. D’accord, c’étaient des photocopies, mais c’était comme s’il avait su d’avance. Et puis cette maquette de planeur…

Une fois Maître Tissot déposé chez lui, je me suis dirigée vers l’Étude. Je me suis arrêtée en route, et j’ai appelé Sophie depuis une cabine.

«Sophie, je suis pressée. Trouvez-nous une liste de tous les membres des clubs de vol à voile de Suisse romande. Très urgent. Et tentez d’apprendre quelles ont été les activités d’un nommé Albert Tissot dans ce domaine. Ça peut remonter à plusieurs décennies, mais plus on en saura, mieux cela vaudra. Je vous expliquerai plus tard.»

«Pas de problème, je cherche.»

«Et appelez Léon chez lui. Dites-lui d’aller faire du jogging demain matin à sept heures.»

«Vous allez pouvoir vous lever?»

«Épargnez-moi votre ironie, voulez-vous?»

Nous avons ri en chœur.

Un peu calmée mais non tranquillisée, je suis retournée à l’Étude Tissot.

«Dites, Stéphanie,» ai-je lancé en entrant, «elles sont où, les archives?»

J’avais remarqué que lorsqu’une question déplaisait à Stéphanie, elle fixait son téléphone, comme pour lui ordonner de sonner. Il sonnait beaucoup, mais obtempérait rarement dans ces cas-là. Une fois de plus, il est resté silencieux.

«Par là», a-t-elle fini par dire, en me montrant du menton une porte blanche sous l’escalier.

Je me suis dirigée vers elle.

«Attendez, il vous faut la clef.»

Elle s’est levée, est venue m’ouvrir.

«Allez, soyez chic, venez me montrer.»

Elle a poussé un profond soupir, puis m’a précédée, la mine résignée. Au bas de l’escalier il y avait une porte blindée, que nous avons dû pousser ensemble. Stéphanie a allumé, nous avons parcouru une longue pièce meublée d’armoires comme il y en a dans les bibliothèques. Elles se déplacent sur ­roulettes, et entre deux armoires il n’y a jamais qu’une place de libre.

Les premières portaient bien en vue le nom des autres locataires de l’immeuble.

Nous sommes enfin arrivées à celles étiquetées «Tissot».

Bien rangées, dans des boîtes impeccables, date comprise. Les années les plus récentes étaient les plus proches. Je suis remontée dans le temps, Stéphanie sur les talons, toujours plus tendue, je le sentais.

finalement, je suis arrivée à 1960. L’année était toute seule sur une étagère.

«Et le reste?»

«Détruit.»

«C’est ce que Claude m’a dit, mais je n’arrivais pas à y croire. Comment est-ce possible qu’on ait détruit des archives avec tout ce qui se passe depuis quelque temps?»

«Écoutez, ne me parlez pas comme si c’était moi qui décidais. Le fait est que tout ce qui concerne les clients actuels est resté là. Le reste a passé à la poubelle. Votre prédécesseur a surveillé la destruction lui-même.»

«Et il a trouvé que c’était tout à fait en règle?»

«Je ne sais pas ce qu’il a pensé, mais même s’il avait eu à y redire, je parie qu’il n’avait aucune envie de finir comme Christoph Meili qui a pris sa banque en flagrant délit de mensonge; maintenant, c’est lui qui est sur le banc des accusés, pas la banque.»

Elle avait les larmes aux yeux. Elle a rouvert la bouche pour ajouter quelque chose, l’a refermée, et elle est partie en courant.

Décidément…

Je suis remontée lentement, n’ai même pas tenté de demander des explications à Stéphanie. L’heure de mon rendez-vous avec les Blumenstein approchait.

Je suis sortie les attendre sur le trottoir, et lorsque je les ai vus apparaître au coin de la rue, je suis allée à leur rencontre. Je n’avais pas envie de prendre le risque que quelqu’un écoute aux portes, je ne savais moi-même trop pourquoi.

«Bonjour! Une promenade, ça vous dirait?»

Ça les a étonnés, évidemment, mais ils étaient trop polis et trop conciliants pour dire non. Ils ont accepté. Nous sommes allés nous promener au parc des Bastions.

Sous le regard sévère de ces gardiens de la morale que sont les Réformateurs, qui semblent observer les promeneurs de haut comme pour leur rappeler leurs devoirs, j’ai raconté aux Blumenstein, très expurgée, ma conversation avec Albert Tissot.

«Il est catégorique: il n’a jamais connu de Blumenstein de sa vie.»

David et Judith ont haussé le sourcil, se sont regardés, puis m’ont regardée d’un air sceptique.

«Qu’est-ce qu’il y a?»

«Il est gâteux, ce vieux Tissot?»

«Pas du tout. Il est étonnant de verdeur.»

«Dans ce cas-là, quelque chose cloche.»

De la poche intérieure de son veston, David a sorti une enveloppe de laquelle il a extrait une feuille de papier, très vieille, jaunie, presque en lambeaux. Il s’est assis sur un banc, l’a dépliée sur ses genoux. Il s’est mis à lire.

«“Mon cher Abraham, j’ai eu beaucoup de plaisir à te revoir… La prochaine fois il faudra que tu prennes le temps de retourner faire avec moi un tour dans les airs…” Et cætera et cætera.“ J’ai exécuté tes ordres à la lettre… Bonne nouvelle, la banque augmente les intérêts de trois-quarts pour cent…” Et ainsi de suite. C’est signé: “ton ami Albert”.»

Je me suis penchée vers la lettre, ouverte sur les genoux de David. Je l’ai examinée sans la toucher. Authentique, cela semblait évident. La mafia russe savait peut-être imiter même cela. Peut-être… Avec l’en-tête de Maître Albert Tissot, avocat. 15 février 1937.

«Pourquoi ne pas m’avoir parlé de cette lettre ce matin?»

«Nous allions vous en parler. Vous comprenez, nous avons été pris de court. On ne s’attendait pas… Nous n’avons jamais imaginé que ce monsieur vivrait encore, et que cela étant il nierait avoir connu mon père.»

Il l’a repliée soigneusement, l’a remise dans son enveloppe timbrée du 16 février 1937, le tampon – Genève – se détachait, pour ainsi dire impeccable, je reconnaissais le timbre, c’était adressé à Abraham Blumenstein, Plovdiv, Bulgarie. Bref, cela avait l’air superauthentique. D’un geste empreint de tendresse, David a remis le tout dans la poche intérieure de son veston, il s’est levé.

Nous avons marché quelques instants en silence.

«Mes demi-frères, ceux qui sont aux États-Unis, ont essayé de récupérer l’argent de notre père à partir de 1948 ou 49. On leur a appris qu’on ne leur dirait rien sans la preuve qu’Abraham était leur père et sans son certificat de décès. On a peine, aujourd’hui, à imaginer l’odyssée des Juifs. Je n’en veux pas aux Suisses d’avoir manqué d’imagination. Le fait est que, à l’époque, c’était pratiquement impossible d’obtenir de tels documents. Il a fallu des décennies à ceux qui ont persévéré. Mes frères étaient jeunes, sans moyens et sans relations. Ils ont renoncé.»

«Ils ne sont pas allés voir Tissot?»

«Il se trouve qu’ils ne connaissaient pas le nom de Tissot. Rappelez-vous qu’ils n’avaient aucun document. Juste des souvenirs d’enfance. Et puis ils n’ont pas imaginé l’importance de la somme…»

Judith, qui jusque-là n’avait pas dit grand-chose, est intervenue.

«Nous allons prendre un avocat américain. Si ça ne va pas par la douceur, on utilisera la manière forte.»

J’ai réfléchi un instant à la meilleure manière de procéder.

«Cette lettre…» Comment ne pas les offenser? «Vous comprenez, c’est grave, ce que vous affirmez là. Maître Albert Tissot est un homme important. Il faut être sûr… Il faudrait que je fasse authentifier cette lettre, vos photos…»

«Comment ça?»

«Il y a des laboratoires spécialisés.»

«On ne va pas lâcher nos seules preuves.»

Si je voyais Léon à sept heures le lendemain, peut-être que… Tout à coup il m’est venu une idée. Je connaissais un notaire boulevard Helvétique, nous avions fait une partie de nos études ensemble.

J’ai parqué les Blumenstein sur un banc et je suis allée jusqu’à la cabine du coin.

«Je te téléphone depuis une cabine de la place Neuve, et j’ai besoin d’un service urgent», ai-je dit à Jean-Luc Joli, le notaire, en guise de préambule lorsqu’on me l’a passé. «Il faudrait que tu m’authentifies des copies ce soir encore.»

Heureusement que nous avions toujours été en bons termes.

«J’allais rentrer chez moi. Bon, puisque c’est toi… Grimpe dans un taxi et viens», a-t-il dit en riant.

«Tu n’oublieras pas que je m’appelle Marie Martin.»

«Tu t’es mariée?»

«En quelque sorte. En tout cas je te prie d’oublier Machiavelli.»

«Bon, bon, Marie… Je peux t’appeler Marie?»

«Tant que tu voudras. On arrive.»

J’ai fait signe à un taxi qui passait, suis allée chercher les Blumenstein sur leur banc, et dix minutes après nous étions boulevard Helvétique.

Jean-Luc Joli a été charmant. Nous avons photocopié les documents originaux, photos comprises, il a authentifié les copies, ses stagiaires ont servi de témoins.

Lorsque nous sommes ressortis, les Blumenstein m’ont confié l’original de la lettre, deux ou trois autres documents et une des photos. J’ai eu le droit de choisir.

Le lendemain à sept heures, sur le parking de Vidy, je passais tout cela à Jean-Marc Léon.

«Il faut que vous trouviez une raison de faire analyser ces documents aujourd’hui. Je dois les avoir rendus demain soir.»

Il a fait la grimace.

«C’est pas un supermarché, notre labo…»

«Léon, si ces documents sont vraiment authentiques, j’ai la sensation que nous sommes sur un coup. Je ne suis pas encore sûre, mais…»

Je lui ai raconté l’histoire dans les grandes lignes.

«Le lien est faible», ai-je conclu, «mais il y a un lien: un jeune homme qui meurt dans un accident de planeur, un vieux qui a débarrassé ses archives et qui est un expert de vol à voile – oui, Sophie a trouvé son nom sur des listes et dans des comptes rendus, c’est vraiment un expert. Et le mort a supervisé la liquidation des archives. Suivez mon regard!»

«Je savais…»

«Sauf que nous n’y sommes pas encore. Il faut des preuves, et je suis à zéro.»

«Bon, admettons. Retournez à votre stage, Mac. Au boulot.»

Nous n’avons même pas fait semblant de jogger. Il se faisait tard, nous nous sommes quittés précipitamment, je penserais à ma forme un autre jour.

À mon entrée dans le hall de l’étude, j’ai été accueillie par l’œil super-noir de Stéphanie. J’ai failli lui poser une question, elle l’a vu et s’est aussitôt tournée vers son téléphone qui, une fois n’est pas coutume, s’est mis à sonner au moment opportun.

Je suis entrée dans notre bureau. Claude était assis à sa table, annotant furieusement des documents.

«J’aimerais savoir pourquoi,» ai-je lancé en guise de bonjour, «dans cette maison, chaque fois qu’on parle d’archives tout le monde s’excite. C’est tout juste si Stéphanie ne me bouffe pas le nez, depuis hier.»

«Vous lui avez parlé d’archives, ou de Ber­trand?»

«Si par “ Bertrand ” vous entendez mon prédécesseur, c’est elle qui a parlé de Bertrand, il paraît qu’il a supervisé la destruction des archives.»

«À son corps défendant, elle vous a aussi dit ça?»

«Elle m’a juste dit qu’il avait probablement eu peur de subir le sort de Meili. Je ne sais trop ce que cela sous-entend.»

Claude a lâché un grand rire.

«Elle ne vous a pas dit qu’elle était sa petite amie.»

«À qui? À Bertrand?»

Voilà l’explication des larmes dans la voix, des réticences. Tu baisses, Machiavelli, tu aurais pu y penser toi-même. Je suis revenue à Claude.

«Comment le savez-vous?»

«Un soir je l’ai emmenée au théâtre, elle avait le blues, elle m’a tout raconté. Bertrand, c’était le grand amour de sa vie. Elle sortait avec un autre, et puis ils se sont rencontrés lorsqu’il est venu ici, et ç’a été le coup de foudre. À tel point qu’elle porte le deuil, depuis qu’il est mort. Elle me l’a dit et j’y crois, elle était souvent aussi colorée qu’un oiseau de paradis, avant, à ce qu’il paraît.»

Si elle avait des soupçons, elle ne devait pas les avoir partagés avec Claude, car sur ces affirmations lancées comme des racontars sans importance, il est retourné à ses affaires.

J’ai passé la journée à abattre la montagne de travail de mon patron, sans parler de la mienne. Les Blumenstein sont venus aux nouvelles, je leur ai promis de les voir le lendemain. Je voulais attendre les résultats du laboratoire. En fait, je les croyais de bonne foi, les Blumenstein. J’avais besoin de réfléchir à ce qu’il fallait faire.

J’ai fini par me décider.

 

                                      (à suivre)

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’Oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet


9 commentaires
1)
jibu
, le 07.12.2008 à 12:15

Je me demande si beaucoup de monde suit encore cette série, comment résister à la commande du bouquin … la flemme peut-être.

2)
Franck Pastor
, le 07.12.2008 à 13:46

Et le plaisir du suspense, alors ??

3)
Anne Cuneo
, le 07.12.2008 à 19:32

C’est le jeu du feuilleton – on n’achète le livre, si on a beaucoup aimé, qu’APRES. Vous remarquerez, en passant, que tant mon éditeur que moi mettons ces textes à votre disposition gratis. Tous les artistes et leurs managers ne sont pas des sangsues qui ne pensent qu’à sucer le sang de leur public (voir l’humeur de vendredi…)

4)
levri
, le 07.12.2008 à 19:56

@ Anne : nous sommes bien d’accord, il y a heureusement des exceptions … ;)

5)
Saluki
, le 08.12.2008 à 06:07

Anne: merci…

Le fait de ne pas commenter
n’empêche pas de se délecter!

6)
jibu
, le 08.12.2008 à 07:50

C’est le problème d’internet, on ce dit que tu dois te payer en pub ou autre solution inavouable … Merci en tout cas pour ces feuilletons, je me suis surpris samedi à attendre dimanche ! Je me suis bien habitué à “lire des livres” sur mon iPhone à quand une iapp “feuilleton” sur le Store Apple?

7)
Anne Cuneo
, le 08.12.2008 à 10:01

C’est le problème d’internet, on ce dit que tu dois te payer en pub ou autre solution inavouable …

Ne soyons pas aussi péremptoires svp. C’est le problème de CERTAINS SUR LE NET, pas de tout le monde. Et pas de Cuk.ch qui a deux minuscules annonces en rapport direct avec son activité, et où nous travaillons tous pour le plaisir.

Il n’y a pas de «solution inavouable», je tiens à le souligner une fois de plus (François le fait périodiquement).

Quant au feuilleton, aussi bien Bernard Campiche que moi sommes d’avis que donner du plaisir à lire, c’est tout bénéfice à très long terme. A nous, ça ne rapporte rien, mais si ça donne à quelqu’un le goût de lire…

Seulement, pour qu’on puisse faire ça, il faut qu’on mange, malheureusement, sinon il n’y a plus d’auteur, et plus d’éditeur. D’où le problème des droits d’auteur et de la rétribution de l’éditeur, notre seul salaire.

Dans tout le débat des droits d’auteur il y a une regrettable confusion entre le top 50 et les millions de travailleurs culturels dont seule une ville, seul un petit pays etc. apprécient l’existence.

8)
Thierry F
, le 08.12.2008 à 14:55

Un grand merci à Anne pour le feuilleton.

L’absence de commentaire n’est pas forcement de l’indifférence de la part des lecteurs mais dans certains cas, de la timidité.

En tout cas ce site est un des plus eclectiques du monde “Mac”.

9)
Anne Cuneo
, le 08.12.2008 à 15:30

Une fois pour toutes, ne vous en faites pas… L’absence de commentaires n’est pas un problème. Je n’en attends pas. Je sais que vous êtes beaucoup à le lire, et ce n’est pas comme une humeur qui sollicite votre avis… C’est de la consommation pour le dimanche. ;-))