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La Vermine, une fable, épisode 9

Résumé des épisodes précédents

L’ingénieur Jacques Bolomet rentre de voyage. Tout est étrangement vide. En fait, les étrangers ont quitté la Suisse, sa femme Laura comprise. Au soir d’une journée frustrante, il rentre chez lui. Pendant la nuit, une curieuse transformation s’opère. Ses propres compatriotes le prennent pour un étranger, et veulent se débarrasser de lui.

Neuvième épisode

«Les Italiens au poteau!»

«Pendez les Français aux réverbères!»

La foule l’étouffe, le piétine, toujours plus nombreuse, hurlante. Il comprend leur colère. Mais comment leur faire entendre qu’il est suisse? Il a pourtant pris toutes les précautions…

Il doit être couvert de bleus à présent, tout lui fait mal. Il sent qu’on le soulève, plus haut, encore, encore…

Soudain une clameur s’ajoute aux cris.

«Un hirsute!»

D’un seul coup il est lâché, vlan au sol! et toute la foule se déplace vers le milieu du pont.

Entre leurs jambes, il essaie de voir l’hirsute. Le voilà. Il avance, casquette, barbe, habit kaki, havane au bec, une mitraillette dans chaque main. Jacques ne peut qu’entrevoir son visage, mais il est évident que l’hirsute va se défendre. Et lui? Va-t-il rester là à se faire massacrer par ces vigilants qui agissent hors de toute légalité?

Il se faufile, encore une fois, vers l’orée de la foule, entre les jambes des gens, les yeux rivés au sol pour son passeport, on ne sait jamais… Il est à quatre pattes, à plat ventre, sur les coudes, carapacé et traînant comme un ver, sur les genoux, sur les coudes. Il va à contre-courant et des pieds résolus lui écrasent les mains, les doigts, la colonne courbe, sa peau desséchée craque de partout, il lui semble avoir laissé derrière lui une forêt de jambes. Devant, il n’y a plus que quelques pieds, d’ailleurs indifférents. Dans son for le plus intime il attend les ta-ta-ta crachat de la mitraillette hirsute, plus vite un coude un genou un coude un genou. C’est épuisant.

Soudain une main, entre les chaussures dédaigneuses, une main se tend vers lui, il la saisit et s’y agrippe, il est aspiré hors de la bande de sauvages. De survêtu qu’il était il a passé à sous-vêtu. Ses chaussures comme son passeport, englouties par l’asphalte, son pardessus en lambeaux, ses vêtements de travail. Il est en slip, en maillot de corps et chaussettes, marque Hombre, et si l’ensemble n’était pas en loques, il n’y aurait plus de doute pour les honnêtes citoyens helvétiques. Si l’habit ne fait pas le moine, le sous-vêtement façonne le cadre supérieur: on ne le met pas pour paraître.

En fait, la foule va dans l’autre sens et ne se soucie guère de lui, déchiré et sanglant.

L’homme lui jette sur les épaules une vaste pèlerine, le prend par le coude et l’entraîne dans le hall du bâtiment près de la banque.

«Tu en as de la chance, mon vieux», murmure-t-il comme si quelqu’un pouvait encore les entendre. «Si le barbu n’avait pas surgi, tu étais en bouillie à l’heure qu’il est.»

Il a horreur qu’on le tutoie et le mon-vieuxise de la sorte. Mais il est trop hors d’haleine pour répondre. D’ailleurs, mieux vaut écouter, il apprendra peut-être quelque chose d’intéressant.

«Qu’est-ce que tu fais ici, dans tes vêtements de travail, et en plein midi, encore? Tu sais ce qui aurait pu t’arriver? Regarde.»

Au milieu de la rampe, une fenêtre haute donne sur la rue Transversale qui passe sous le pont Majeur. En plus des taches brunes et sèches qu’il connaît, on aperçoit les restes frais de types tombés le matin même.

Il n’a jamais voulu admettre qu’il allait être précipité par-dessus la barrière, même quand les citoyens l’empoignaient. Il réalise maintenant ce à quoi il vient d’échapper, et ses genoux plient sous lui.

L’autre le retient et l’entraîne un étage plus haut. De là ils voient le milieu du pont. Un groupe compact est arrêté devant deux hirsutes dos à dos, chacun avec deux mitraillettes braquées sur la foule.

Maintenant il comprend le sens de l’opération: sur l’autre trottoir, un groupe de gens pauvrement vêtus traversent le pont. Des étrangers apeurés restés bloqués dans les maisons.

Le type en noir lui glisse à l’oreille:

«Tout à l’heure, nous les rejoindrons et tu pourras quitter le pays avec eux.»

Quoi?

Devant une telle énormité, il retrouve la voix.

«Mais… je ne suis pas étranger, je suis citoyen helvétique, moi!»

«Oh, ça va! Pas avec moi… Je m’en fiche, tu comprends? Je suis là pour t’aider…»

«Mais je suis suisse!»

«Et, naturellement, tu as perdu ton passeport?»

«Eh bien oui, mais…»

«Inutile de coller à ton histoire pour sauver ce qui te reste de peau. Je ne te veux aucun mal.»

Jacques ferme les yeux, découragé. Il ne parviendra pas à convaincre ce philanthrope à la manque… qui a d’ailleurs bien raison de ramener chez eux tous les pouilleux. Bon débarras.

Après tout, même au bas du pont ils disgracient le paysage. Qu’ils retournent dans leur pays; depuis qu’ils s’entre-tuent là-bas, il est bien content, de toute manière. Ça fait moins d’histoires de s’en débarrasser par wagons de chemin de fer entiers que de tous les pousser aux ordures. Seulement, ce gars semble bien organisé, et lui personnellement n’a aucune envie de se faire tuer dans des querelles entre macaques. Et hors de Suisse, encore.

Il regarde curieusement l’homme noir, qui a visiblement froid sans sa pèlerine. Le mec a un accent du terroir sans faille.

«Et vous, vous êtes italien?»

«Pourquoi serais-je italien?»

«Parce que vous vous occupez de…»

«Vieux, ce n’est pas parce qu’on est blond, ou parce qu’on vient du nord des Alpes, qu’on fait ces choses-là. Ou on croit à la solidarité, ou on n’y croit pas. Pour moi, toi et les tiens, vous êtes des travailleurs suisses, d’où que vous veniez. Et les patrons s’enrichissent sur votre dos autant que sur le nôtre, sans trop se demander d’où vous sortez.»

La «voix des sirènes», comme disait l’autre (était-ce Stoos?), c’est bien pratique, parfois. Voilà un type qui l’a sauvé d’après un principe que personnellement il trouve fumeux, mais toujours est-il qu’il est encore vivant, au lieu de pourrir aux ordures.

Le problème demeure, pourtant: ce gars-là ne va pas le croire, il aura beau dire qu’il est suisse, c’est un obstiné, ça se voit.

Une idée.

«Dis donc, si on passait au contrôle des habitants? Je me ferais faire un papier et tu pourrais voir…»

L’autre le regarde fixement puis demande:

«Ton nom?»

«Jacques Bolomet.»

«T’as pensé à tout. Avec ce nom hypersuisse, qui te croirait, à ta mine? Tu es couvert de ciment, hirsute, en loques…»

«Hirsute, moi?»

Tout de même, il ne faudrait pas confondre!

«Ton adresse?»

Il la donne.

Le sourire du philanthrope est indulgent et las:

«Ta tactique n’est pas au point, vieux. C’est un quartier d’HLM où il n’y avait pratiquement que des étrangers… Et qu’est-ce que tu fais, dans la vie?»

«Je suis ingénieur civil. Je travaille à la construction d’un grand hôtel.»

«Encore un truc qui n’est pas au point: tu n’as pas les vêtements de ta fonction, pas la tête de l’emploi. Regarde-toi!»

Devant le miroir du hall, il a un mouvement de recul.

C’est lui, ça?

Il ne se reconnaît plus lui-même.

Sa coupe au rasoir n’est même plus un souvenir, ses cheveux sales et poussiéreux, trop longs, se dressent sur son crâne. Son visage est couvert de traînées de ciment, la structure osseuse apparaît en surface et – ô horreur – il n’y a plus aucune trace de la fossette de son menton.

Des plis se forment autour de ses yeux, et même dans ses cheveux, à travers la saleté, il lui semble distinguer des fils blancs. Il se voit, voûté, osseux, maigre à faire peur. Sale, loqueteux, nu-pieds – pitoyable. Stupéfait, il se tourne vers le philanthrope et le cri jaillit, irrépressible:

«Ce n’est pas moi!»

«Allons, allons, vieux, ne t’en fais pas. Admets que tu t’es préparé un alibi un peu puéril. Ne t’excuse pas, va, avec moi ça n’a pas d’importance. Allez, viens.»

Il se laisse entraîner, assommé par la découverte de sa nouvelle identité. Il ne le sait que trop: avec cette gueule-là, personne, mais alors personne, ne va le croire.

Pourtant, il ne peut se résigner. Devenir un réprouvé, un persécuté, un pauvre – lui qui connaît le calcul différentiel (il essaie vite deux ou trois formules, ça marche – il est donc bien Jacques Bolomet en personne), qui possède une Alfa (mais s’il se présentait à Laura maintenant, elle ne le reconnaîtrait pas), un grand voilier lesté, un solide compte en banque (on le chasserait, s’il passait au guichet). Il se récite π jusqu’à la cinquantième décimale, pour voir, pour s’assurer… ça marche, c’est juste, ça vient sans effort. Il essaie de penser à Laura – peut-être pourrait-elle l’aider à se sortir de là. Et de nouveau il est assailli de doutes sur sa propre identité: il ne la «voit» plus. L’Alfa, le collier, le vison, oui… Mais pas elle.

Ils sont au rez-de-chaussée du bâtiment, au niveau de la rue Transversale.

«Va-t-on aboutir là où il y a les types écrabouillés?»

«Ma foi, tout près. Ferme les yeux.»

Ils sont dans le noir, et l’autre lui serre le bras. Il doit connaître l’endroit, il n’a aucune hésitation.

«Attends.» Sa voix n’est qu’un souffle.

Il le lâche.

Quelques coups rythmés contre ce qui doit être une paroi métallique.

Un temps.

Puis on entend le bruit lointain d’un moteur.

De l’extérieur on entrebâille la grande porte en fer. Des phares donnent des contours aux ballots empilés, aux murs nus.

«Viens», souffle le philanthrope.

Il se glisse devant lui, il suit.

Ils ont tout juste le temps de sortir. Ils sont saisis, hissés dans un camion militaire aussitôt fermement bâché.

Un peu de jour filtre à travers les interstices de la toile. Un autre homme est là, en uniforme.

«Tu n’en as qu’un seul?» s’enquiert-il.

«Je suis arrivé trop tard pour deux autres, et même celui-ci, si les barbus n’avaient pas fait diversion…»

L’autre ne semble plus entendre. Il dit sur un ton pensif:

«Ils veulent nommer le Général président de la Confédération.»

«Tu es sûr? Avec ça, la dernière apparence de légalité est balayée.»

«Comme tu dis. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que les soldats d’un des camps américains en Allemagne ont refusé de partir pour l’Italie, et que maintenant “ la Suisse ”, comme ils disent, a vraiment la trouille pour ses banques. Imagine que l’OTAN ne soit plus qu’une poignée de types face à une marée de soldats, de sous-officiers, et même d’officiers européens…

«Et chez nous?»

«La discipline est démentielle. Ils ont rétabli la peine de mort. Ils se rendent compte qu’il y a beaucoup de jeunes sur lesquels ils ne peuvent plus compter.»

«Et quand pourrons-nous passer la frontière avec ceux-ci?»

«Je ne sais pas. Peut-être ce soir, peut-être demain. Il faut être prudents… J’ai entendu dire à l’état-major qu’ils sont persuadés que nos Italiens ne sont que des Suisses déguisés, des espions, comme ils disent. Ils en ont abattu un certain nombre au Tessin.»

(à suivre)

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe

«La Vermine», édition revue et corrigée par l’auteur, a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Photographie de couverture: Marie-France Zurlinden.

5 commentaires
1)
zit
, le 13.07.2008 à 08:15

Yenna kon vraiment de la chance !

Sauvé par des hirsutes, brave Bolomet.

Pôôôvre Bolomet, qui ne se reconnaît plus, qui n’a plus de fusil, plus de travail, plus d’Alfa…

Plus de Laura non plus, mais ça, bon débarras !

z (avec toute cette violence, j’ai beaucoup de mal à imaginer les protagonistes parlant avec l’accent chantant du canton de Vaud, je répêêêêêêête: un livre édité par l’office de tourisme de Lausaaane, Anne, ou bieeeen ?)

2)
Anne Cuneo
, le 13.07.2008 à 11:47

avec toute cette violence, j’ai beaucoup de mal à imaginer les protagonistes parlant avec l’accent chantant du canton de Vaud, je répêêêêêêête: un livre édité par l’office de tourisme de Lausaaane, Anne, ou bieeeen ?

Il y a des “touristes” qui trouveraient ça intéressant – mais bon, c’est seulement un roman, n’est-ce pas?

3)
Saluki
, le 13.07.2008 à 12:31

Visiblement, le Bolomet n’est pas transporté en Alfa…

Je viens de me regarder dans la glace: je ne suis pas sûr que je ressemble ce matin à l’image d’Epinal de l’”Ingénière”. Bon, heureusement que de bons citoyens de me font pas une reconduite à la frontière, RAF en jargon juridico-burlesque.

4)
borelek
, le 16.07.2008 à 14:41

J’adore Anne Cunéo et ne supporte pas les feuilletons, je vis donc le martyr chaque dimanche, mais jusqu’à présent ma volonté a été la plus forte et je n’ai rien lu.

Quel plaisir cela va être de lire tout d’un coup. Hummm. Blisssss

5)
Anne Cuneo
, le 16.07.2008 à 20:22

Dans le pire des cas, Borelek, tu peux toujours acheter le livre en librairie (non, non, je ne te pousse à la consommation – sinon je ne publierais pas cette histoire ici en feuilleton, c’est juste pour dire…).