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La matière dont les rêves sont faits

Il vient d’avoir 100 ans, mais à le voir, on ne dirait jamais. Permettez-moi de vous le présenter: il s’appelle Little Nemo, et tel que vous le voyez, il est dans son royaume (son lit), avec Flip, un alter ego toujours prêt à balayer d’un mot les craintes de Nemo. Et ce lit, il s’apprête à le quitter - en rêve bien entendu.

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Un ambassadeur du Pays des rêves invite Little Nemo à quitter son lit pour le suivre.

Il paraissait tous les dimanches dans un quotidien, le New York Herald, un de ces journaux à l’ancienne, d’un format (54x42 cm environ) que peu de journaux ont encore de nos jours. Et une aventure de Little Nemo remplissait, dimanche après dimanche, une page entière. Il n’a pas fallu longtemps aux enfants et à leurs parents pour avoir le coup de foudre. Dans les souvenirs de nos grands-parents et arrière grand-parents américains, on trouve la trace de l’impatience des lecteurs, qui se précipitaient au kiosque le dimanche pour lire l’épisode suivant.

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Un épisode des aventures de Little Nemo au pays des rêves. Elles paraissaient le dimanche, et personne n'avait, à l'époque, jamais vu ça

D’un certain point de vue, lorsque vous avez lu la page que je vous propose, vous connaissez l’histoire: Little Nemo va au lit, s’endort, vit une aventure, tombe du lit, ce qui le ramène sur terre, où un de ses parents vient voir pourquoi il s’agite tant.
Sur ce principe simple, son créateur, Winston McCay a réussi à faire rêver des millions de lecteurs pendant des années. C’est bien simple: cela fait encore rêver même les lecteurs que nous sommes.

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Dangers et trépidations... Une aventure mouvementée au Pays des rêves - qui se termine sur le plancher de la chambre à coucher.

Bien entendu, il y avait un fil narratif, et on était dans un roman d’aventures à épisodes: le roi de Dreamland (Le pays des rêves) veut que Nemo, représentant du monde de l’éveil, vienne jouer avec sa fille, la princesse de Dreamland qui vit de l’autre côté de la réalité. Et de semaine en semaine, les difficultés s’accumulent, comme cela arrive dans les rêves. Nemo doit traverser une forêt de champignons géants en route, l’un d’eux se casse, lui tombe sur la tête, et il se réveille. Ou alors, comme dans la planche que je vous propose, son lit devient autonome, grandit, part au galop comme un cheval fou, et le voyage de Nemo est encore une fois interrompu, le temps que le lecteur s’immerge une semaine durant dans la normalité de New York.

Il serait vain de vouloir raconter les aventures de Little Nemo dans le détail, de parler des nombreux compagnons de toutes sortes qu’il rencontre en route, de ses rapports avec le roi et la princesse de Dreamland. Dimanche après dimanche, les aventures de Nemo au pays des rêves ont d’abord duré 5 ans, de 1905 à 1910. Puis, après une pause, Little Nemo est revenu, y compris sous forme de dessin animé sous la direction de son créateur, jusqu'à la fin des années vingt.

Voici encore une planche, juste pour vous donner une idée. Vous en trouverez encore quelques-unes sur Google images en faisant une recherche, et un fac simile que je n’ai pas vu, mais dont on parle beaucoup en ce moment dans la presse spécialisée vient de paraître aux États-Unis

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Voici Little Nemo arrivé au château de la princesse de Dreamland - pas un lieu de tout repos

Winsor McCay, dessinateur compulsif

“Je n’ai jamais décidé que je dessinerais. Je ne pouvais tout simplement pas m’en empêcher. Je dessinais pour mon plaisir, sans me soucier de savoir si quelqu’un aimait mes dessins. Je n’en ai jamais gardé un. Je dessinais sur les clôtures, au tableau noir à l’école, sur de vieux bouts de papier, sur les murs. Aujourd’hui, j’aime autant dessiner qu’au temps de mon enfance, mais, aussi surprenant que cela puisse paraître à ceux qui me connaissent, je n’ai jamais pensé au prix qu’on allait payer pour les dessins que je faisais. Je dessinais, et encore dessinais, tout simplement.”

Qui était l’obsédé qui se décrit si bien lui-même?

Taille moyenne, cheveux châtain moyen, voix normale, costume de série - ceux qui ont connu Winsor McCay sont unanimes: il n’avait rien de spécial. Jusqu’à ce qu’on ait vu ses yeux. Jusque dans la vieillesse, ces yeux-là, gris, perçants et rieurs, ont exprimé la curiosité, l’imagination - derrière le monsieur bien intégré dans la société de son temps, il y avait un rêveur, un visionnaire même. Et il avait un don: celui de dessiner ce que voyait le regard de son esprit.

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Winsor McCay, l'homme qui ne dessinait que pour le plaisir.

Winsor McCay était né le 26 septembre 1871 dans une petite ville rurale du Michigan. «Je n’ai pas vu une lumière électrique avant l’âge de 15 ans», devait-il dire plus tard. Dans l’école de sa petite ville, il y avait un professeur de dessin dont le dada était la perspective, qu’il s’était mis en tête d’enseigner à ses meilleurs élèves: le jeune Winsor en était. La graine des architectures grandioses dans lesquelles Little Nemo allait voyager était semée. Winsor McCay aurait aussi pu dire qu’il n’avait pas vu une bande dessinée avant l’âge de 26 ans, pour une raison bien simple: cela n’existait pas. Et lorsque les premières BD ont fait leur apparition, c’était sous une forme encore très primitive: des gamins diaboliques ridiculisaient les personnages les plus falots dans les farces les plus grossières. Ça, c’était en Amérique. En Europe on ne connaissait guère que des alignements d’images au-dessus d’un texte continu. Ni la forme, ni le contenu ne correspondaient vraiment à ce que nous appelons aujourd’hui la bande dessinée.

Au départ, McCay était peintre d’enseigne. Mais à 28 ans, en 1899, il était entré au quotidien “Cincinnati Commercial Tribune” en qualité de reporter-dessinateur (on ne photographiait guère l’actualité, à l’époque, on préférait la dessiner - c’était plus facile à reproduire). C’est là qu’il a publié sa première bande dessinée, “Tales of the Jungle Imps” (Contes des diablotins de la jungle). Ces diablotins qui allaient refaire leur apparition dans

Little Nemo l’ont fait remarquer, et en 1903, il entrait au New York Herald.
Le Herald était à l’époque un journal dont le profil était “vieux”, et qui voulait se rajeunir. Comme certains de ses rivaux, il décidait, en 1905, de publier un supplément en couleurs le dimanche, et d’y intégrer une page dédiée à Little Nemo.
Le succès a été immédiat, et énorme.

Une conception innovante

Nous qui avons été nourris de bandes dessinées avec le lait maternel ne nous rendons peut-être pas tout à fait compte du caractère révolutionnaire de ce que faisait l’ami Winsor: d’abord, l’histoire de Little Nemo ne tient ni en une page, ni en dix - elle se poursuit, d’épisode en épisode, pendant cinq ans. Les personnages font leur apparition, mûrissent, évoluent, vivent les aventures les plus diverses, dans des rêves qui restent pourtant ancrés dans la réalité des petits garçons de l’époque: Nemo se balade en rêve dans un Noël de rêve, une fête nationale de rêve, une Saint-Valentin de rêve et ainsi de suite. Des personnages qui font l’actualité du moment font intrusion dans ces aventures rêvées, où ils deviennent des créatures familières. À côté de cela, les animaux les plus domestiques deviennent toutes sortes de créatures, aimables ou féroces, jolies ou monstrueuses. C’est l’imaginaire dans toute sa gloire. Avec Nemo, Winsor McCay a créé un vaste répertoire de transformations, il a su passer du réel au cauchemar par étapes, dans des couleurs utilisées de manière totalement inédite.

Et l’artiste ne s’en est pas tenu là. En 1909, il faisait de Nemo un dessin animé, devenant ainsi l’unique créateur ou en tout cas le principal pionnier de cette discipline aux États-Unis. Il a fallu plusieurs années et quelques chefs-d'œuvre pour qu’on réalise le potentiel de ce qu’il avait créé. «Ce n’est qu’après la quatrième animation que les gens ont vraiment compris que je faisais bouger les dessins,» constatait en souriant McCay.
Ce serait trop long de raconter ici le reste de la carrière de Winsor McCay. De bandes dessinées en illustrations de presse, il a dessiné jusqu’à sa mort, en 1934.

À la fin de sa vie, il écrivait à un collègue:

“J’ai toujours beaucoup aimé mon travail. Je n’ai jamais été aussi heureux que lorsque je dessinais Little Nemo.”

On le croit volontiers: cela se voit.

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PS. En français, on trouve une très belle édition de Little Nemo aux éditions Pierre Horay (ISBN: 2705803815). Le format (28x38cm) est plus ou moins la moitié du format original. L’édition qui vient de paraître en anglais (elle coûte cher, 120 dollars) a ceci de particulier qu’elle est au format original - ceux qui l’ont vue assurent que ça change tout. Nous autres, même en plus petit, on est accro quand même… Je ne vous en donne pas la référence; en quelques jours, il a été épuisé, et les quelques exemplaires qui se négocient actuellement sur le net valent 350 dollars - les spéculateurs sont toujours sympa.

9 commentaires
1)
nautilebleu
, le 14.12.2005 à 07:55

Et bien bravo au plus jeune centenaire de tous les temps !

Nemo est pour moi la quintessence de la BD: tout y est, la narration, les différents niveaux de lecture, etc. Et bien des auteurs actuels feraient bien de relire leur classique !!

2)
Inconnu
, le 14.12.2005 à 08:11

Son cours de perspective l’a superbement servi, tout est superbement gratté avec des principes de continuité de paysage (deux bulles ou plus) dans le même décor… Bref, du grand art à côté de certains produits qui sont devenus des empires qq temps plus tard…

3)
Inconnu
, le 14.12.2005 à 09:26

Et que pensez-vous de Little Nemo, BD dessinée en explicite hommage à Windsor McCay par Moebius ? (La suite en solo par Bruno Marchand me paraît moins intéressante.)

— Laurent

4)
Saluki
, le 14.12.2005 à 09:59

Anne, merci pour la fraîcheur.

lors d’un échange scolaire aux US en ’60, mon correspondant conservait avec toute la « religiosité » nécessaire le trésor de son grand-père! C’est ainsi que j’ai découvert cette BD, sans toutefois en percevoir l’importance, plus enclin à lire les comics du moment…


Du MacPortable à l’Alubook, en quinze ans je suis devenu plus sage.

5)
alec6
, le 14.12.2005 à 10:33

Merci Anne pour cette petite balade…

Alexis… comme d’ab’ !

6)
Inconnu
, le 14.12.2005 à 11:07

Merci Anne pour ce rappel.
Incroyable la puissance onirique de cette BD qui m’a émerveillé dès sa découverte. Elle fait effectivement figure d’Ovni au milieu des autres productions mais tient sans problème une place de choix dans ma « BDthèque ».
L’idée de l’aventure en une seule page (rarement plus) qui se termine invariablement par une chute du lit est la marque de fabrique de Winsor McCay et reste quand même originale et extraordinaire. Entre parenthèse, même si ce sont des aventures fantastiques, je ne voudrais pas être à la place de ce pauvre Nemo avec ses nuits particulièrement agitées…

^. .^ GerFaut
=U= Equinoxiale
GerFaut c’est frais, mais c’est pas grave.

7)
drazam
, le 14.12.2005 à 13:06

Merci Anne pour cette découverte ! J’adore le titre de ton humeur… En plus, tu viens de me fournir une idée de cadeau tiptop ! ;o)

8)
coacoa
, le 14.12.2005 à 13:26

Perso, j’admire Little Nemo. Tout y est, et surtout, je suis toujours baba devant la modernité absolue du trait (de génie) de son auteur.

Les bases de la bande dessinée d’auteur sont quasi toutes posées ici en jalon, c’est inouï.

Le jour où sortira en français la version prmise depuis belle lurette, quel qu’en soit le prix, je foncerai.

Et l’achèterai si possible dans un vrai magasin de BD, histoire de sentir la complicité qui nous unira, le marchand et moi, lors de l’achat. (J’adore ce sentiment que je ne retrouve d’ailleurs que dans les magasins de BD, mais c’est une autre histoire…)

9)
Anne Cuneo
, le 14.12.2005 à 20:40

Le jour où sortira en français la version prmise depuis belle lurette, quel qu’en soit le prix, je foncerai.

Tu peux foncer, mon vieux, cela existe… depuis 1970 environ, si j’en crois mes recherches. Editions Pierre Horay, ISBN: 2705803815, format 28x38cm, pas mal donc, et prix € 45.60, relié. Je l’ai, ça vaut chacun des centimes que cela coûte.
Pour acheter, si tu ne le trouves pas dans un magasin de BD, voici l’adresse à la source:
Editions Pierre Horay
22 bis, passage Dauphine – 75006 Paris
Métro Odéon – Parking Mazarine
Tel 01 43 54 53 90
Fax 01 43 54 63 50
editions@horay-editeur.fr
http://www.horay-editeur.fr
Je n’aime pas faire de la pub généralement, mais cet éditeur est particulier, en ce qui me concerne – il suffit de parcourir son catalogue.

Anne